Avec son influence considérable et ses idées d'une incroyable modernité, Érasme, prêtre et fils illégitime d'un prêtre, est assurément un grand-père fondateur de l'Europe moderne laïque, paradoxalement.
Par C. R.
Publié le 11/03/2021
Dernière modification le 02/10/2024
Un ouvrage de l'historien Jean-Pierre Duteil consacré à Érasme : il explique pourquoi ce fils de prêtre (catholique romain) hollandais a été obligé de devenir moine mais a pu obtenir une dérogation pour se consacrer à la culture humaniste, plutôt tournée vers l'antiquité païenne.
Érasme (né vers 1467 et mort en 1536) a inspiré le nom du programme européen de mobilité étudiante ERASMUS – qui est en réalité un rétroacronyme pour « EuRopean Action Scheme for the Mobility of University Students ». Nous allons voir pourquoi il devrait surtout être considéré comme un véritable grand-père de l’Europe moderne : comme l’ancêtre le plus important des Pères fondateurs de l’Union européenne des années 1950 : Konrad Adenauer, Joseph Bech, Jean Monnet, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, Alcide de Gasperi et Johan Willem Beyen.
Érasme est le nom simplifié et francisé de Desiderius Erasmus Roterodamus : Didier Érasme ou Érasme de Rotterdam. C’était donc un Hollandais (au sein du Saint-Empire romain germanique) mais s’il est mort en Suisse – à Bâle – c’est peut-être parce qu’il était devenu un Européen, dans un sens fort et avant-gardiste, en voyageant et en vivant dans de nombreuses villes, tout en synthétisant les plus grandes sources culturelles européennes, puisqu’il était à la fois un théologien, fin connaisseur de la Bible, et un écrivain pétri des cultures grecque, latine et italienne, dont il s’est nourri notamment auprès des humanistes anglais.
Ordonné prêtre (comme son père, forcément illégitime) en 1492, ce moine augustin de la Renaissance était sans doute assez indiscipliné (le fait d'être un fils de prêtre a peut-être tendance à remettre en question l'autorité patriarcale...) ou du moins très indépendant, puisque sa devise était « Nulli concedo » : « je ne fais de concession à personne ». Son attitude n’a en effet pas toujours été bien vue dans une Europe catholique imposant par définition la soumission (à la hiérarchie et au dogme) et l'humilité, considérée comme une vertu fondamentale. Érasme était peut-être ainsi un prêtre… pas très catholique mais connaissant les textes religieux mieux que le pape, comme nous le verrons.
Il était d’ailleurs inspiré par l’antiquité gréco-latine – païenne – au moins autant que par la Bible. Prenant le relais des auteurs italiens du XIVe siècle (Dante, Pétrarque et Boccace surtout), Érasme a en effet repris le style de l'antiquité latine qui consistait à être clair, à adapter son style à son sujet et à rester sobre, ce qui n’empêchait pas une certaine audace intellectuelle, comme nous le verrons aussi. Il a commencé par s'inspirer de Virgile, dont il connaissait beaucoup de vers par cœur.
Érasme a traduit en latin beaucoup de grands auteurs grecs, notamment des historiens et des tragiques notamment comme Plutarque et Euripide, qu'il a fait redécouvrir. Pourquoi en latin ? Parce que c’était la langue de communication des clercs : les membres du clergé et les savants de l’époque. Ainsi, il a contribué à cimenter intellectuellement les Européens en leur donnant accès plus largement à une source culturelle commune : la Grèce antique, via une langue culturelle commune : celle de l’Empire romain qui constitue une autre source commune des Européens.
Il a également retraduit du grec au latin le Nouveau Testament, comme pour compléter sa synthèse culturelle en ajoutant la source orientale chrétienne aux sources occidentales païennes (grecque et latine) de la culture européenne de la Renaissance.
Érasme a résidé dans de nombreuses villes : Rotterdam, Cambridge, Turin, Bruxelles, Paris, Fribourg-en-Brisgau (qu’il a moins apréciée que l’auteur de ces lignes), Bâle... Il est étonnant de constater que ces villes font aujourd’hui partie de ce que le géographe Roger Brunet a appelé la « mégalopole européenne » : le cœur de l’activité économique européenne qui va de l’Italie du Nord au sud de l’Angleterre, en passant par l’ouest de la Suisse, la vallée du Rhin et le Benelux. L’autre appellation de cette mégalopole est « banane bleu », du fait de sa forme et de sa fonction de colonne vertébrale (économique, politique voire démographique) de l’Union européenne, dont le drapeau est bleu et jaune. On parle aussi de « dorsale européenne » pour les mêmes raisons.
Faire d’Érasme un symbole de la mégalopole européenne, cela relève-t-il d’un anachronisme naïf ? Peut-être pas, si l’on songe à une source très ancienne de cohésion de la culture européenne : les échanges commerciaux qui ont formé un trait d’union entre l’Italie du nord (dont les ports reliaient l’occident à l’orient : Venise, Gênes…) et les Flandres (dont les ports reliaient l’Europe du sud à l’Europe du Nord et à l’Angleterre) en incluant le bassin parisien. Cet axe, qui s’est affirmé par la suite par ses richesses minières puis par sa production industrielle, s’est développé très tôt à la faveur de cette autoroute commerciale : les foires champenoises en constituent un signe fort.
En tout cas, les lieux de résidence d’Érasme (Rotterdam, Cambridge, Turin, Bruxelles, Fribourg-en-Brisgau, Bâle…) illustrent on ne peut mieux la « banane bleu » avant la lettre. Cela suggère à la fois que la dorsale européenne était déjà en train de se former il y a plusieurs siècles et qu’Érasme avait une immense importance dans les cercles du pouvoir politique et religieux de son temps.
La zone que les géographes actuels appellent parfois banane bleue ou mégalopole européenne : celle où l’activité économique est la plus importante depuis le Moyen Âge. En effet, le développement de cette zone était la conséquence des intenses échanges de biens commerciaux – donc aussi de connaissances – entre deux plaques tournantes : les ports du nord de l’Italie (Gênes et Venise, où arrivaient les bateaux des commerçants italiens chargés des marchandises venues de Chine et d'Inde rachetées aux caravaniers arabes) et les ports flamands, surtout Bruges (à partir du raz de marée de 1134 qui a créé un chenal reliant les canaux de cette ville à la mer) avant Amsterdam et Rotterdam (aujourd'hui premier port européen).
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Les lettres d’Érasme témoignent de sa proximité avec de hautes personnalités, d’abord religieuses, à commencer par le pape Léon X, qui l’avait d’ailleurs dispensé de porter l'habit monastique. Ce pape-là était moins intéressé par la théologie que par les arts et les fêtes, ce qui lui coûtait tellement cher qu’il a dû relancer le commerce des indulgences pour financer ses dépenses . Les indulgences de son prédécesseur Jules II n’avaient en effet pas suffit à couvrir les abyssales dépenses personnelles du nouveau pape : elles avaient simplement – si l’on peut dire – permis de financer la reconstruction de la basilique Saint-Pierre, au prix de la perte d’une grande partie des fidèles catholiques puisque ce commerce lucratif et moyennement honnête avait provoqué la Réforme protestante. Érasme a d’ailleurs débattu directement avec Martin Luther : même s'il partageait en partie sa critique des excès et de l'inconséquence du catholicisme de l’époque (avec des papes qui s’autoproclamaient maîtres du monde et vivaient dans un faste inouï tout en vantant un idéal chrétien de pauvreté et d’humilité), il n'a accepté ni la remise en cause du libre arbitre, ni ce nouveau schisme qui coupait encore en deux la chrétienté – déjà divisé entre une catholicisme et orthodoxie quelques siècles plus tôt.
Érasme a également correspondu avec le pape Paul III, qui lui a même proposé – en vain – de devenir cardinal. Si le moine humaniste soucieux de tolérance avait accepté, Paul III n’aurait peut-être pas développé des tribunaux d’inquisition (romaine et portugaise) aussi barbares…
François Ier lui a proposé également de rejoindre sa cour mais s'est vu opposer un refus (en 1515-1516). Le roi de France s'est alors consolé avec un certain Léonard de Vinci, qui a traversé les Alpes avec quelques petits cadeaux – dont sa Joconde et deux autres tableaux (placés dans un sac porté par un mulet). L'artiste et ingénieur illustre voulait alors fuir les persécutions qu'il subissait en Italie (« les Médicis m'ont détruit ») et, comme tous les persécutés, il avait choisi d'offrir son talent à un souverain plus juste et plus tolérant. Entre parenthèses, c'est l'une des explications du développement : à toute époque et sur tous les continents, les nations gagnantes sont souvent celles qui, à un certain moment de leur histoire, tolèrent des religions différentes, d'autres sexualités et des activités intellectuelles disruptives (notamment la Grèce antique, l'Empire romain à ses débuts, le monde arabo-perso-turco-musulman jusqu'au XIIIe siècle, les ports flamands et les républiques du nord de l'Italie ensuite, ainsi que la Californie depuis les années 1960, où la contre-culture libertaire a ouvert directement la voie aux GAFAM).
Pour en revenir à Érasme, s'il a décliné les offres du pape Paul III et du roi François Ier, il a en revanche bien voulu devenir le conseiller d’une immense personnalité politique de son temps : l'empereur Charles Quint, qui avait la particularité de régner sur un empire réunissant l’Europe du sud et du nord, de l’est et de l’ouest (avec l’Espagne, le sud de l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Franche-Comté…). Voilà encore un symbole avant-coureur d’une Europe politiquement unie en grande partie.
Érasme n’a pas seulement écrit des lettres pour évoquer toutes ces hautes personnalités, qu’il connaissait si bien. Ses lettres ont surtout eu la fonction de générer des débats à l’échelle européenne car elles provoquaient délibérément des discussions sur les sujets les plus importants de l’Europe de son temps, comme la défense de la paix, le cosmopolitisme et l'égalité.
Dans ses écrits sur l’éducation, il envisageait même la possibilité d'éduquer les femmes voire de les éduquer comme les hommes, idée inouïe pour l’époque. Cette idée a d’ailleurs été illustrée par un autre grand humaniste admirateur d’Érasme, François Rabelais, avec son utopique abbaye de Thélème (Gargantua, 1534), qui est… mixte et libertaire (puisque la devise était : « Fais ce que [tu] voudras »), donc à l’opposé bien sûr des règles monastiques réelles.
L’œuvre la plus célèbre d’Érasme reste l’Éloge de la folie (publié en 1511), où il a adopté une position délibérément complexe : en tant qu’homme d'église, il y critique néanmoins ouvertement certains comportements pieux au nom d'une lecture plus directe des textes sacrés ; en tant qu’écrivain et philosophe, il n’hésite pas à mêler l’humour (il met en scène une allégorie de la folie : une déesse de la folie) et le sérieux en menant une réflexion profonde sur l'organisation de la société et sur l'être humain en général, dans un esprit typiquement humaniste.
Au moment où il a rédigé son Éloge de la folie, en 1509, Érasme logeait chez Thomas More et ce dernier a fait paraître peu de temps après une sorte de pendant au livre d'Érasme : au lieu de critiquer les mauvais penchants humains (puisque faire « l'éloge de la folie » revient à blâmer les hommes qui ne sont pas assez raisonnables), l'auteur anglais a imaginé un monde positif voire parfait. L'Utopie (dont le titre original est Utopia en latin) est en effet le livre qui invente en 1516 la notion et le mot, fondé sur des racines grecques (u- privatif et topos signifiant « lieu ») pour désigner un pays qui n'existe nulle part.
L’Éloge de la folie et L'Utopie sont donc complémentaires pour décrire l'homme humaniste idéal.
Si Thomas More a fini par être canonisé par le pape Pie XI (en 1935) et par devenir le saint patron des responsables de gouvernements et des hommes politiques (décision de Jean-Paul II en 2000), tout en étant mentionné sur une obélisque du Kremlin comme précurseur du socialisme, Érasme a longtemps eu une réputation sulfureuse. L’Éloge de la folie a été condamné par la Contre-Réforme qui voulait renforcer l’autorité papale en écartant toute critique des pratiques ecclésiastiques, qu’elles soient fondées ou non.
Néanmoins, l’œuvre la plus scandaleuse d'Érasme a été sa nouvelle traduction en latin du texte grec du Nouveau Testament. Cela pourrait presque sembler banal à première vue et l’idée était logique de la part d’un théologien humaniste ; pourtant, c’était une bombe à retardement… Le problème est que, mille ans plus tôt, Jérôme de Stridon était censé avoir réalisé une fois pour tout cette traduction, achevée vers l’an 405. C’est d’ailleurs suite à ce travail titanesque qu’il était devenu un saint docteur et même l’un des quatre Pères de l’Église. Il est vrai qu’il avait fourni un travail immense, en se rendant notamment à Bethléem pour améliorer sa connaissance de l’hébreu et tâcher de revenir aux sources textuelles les plus authentiques possibles. Sa traduction complète de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) en latin constituait ainsi une référence – considérée comme définitive – appelée la Vulgate. Proposer une autre traduction consistait à remettre en cause un fondement textuel premier de l’Église.
Jérôme de Stridon (dit « saint Jérôme ») traduisant la Bible (pour établir la Vulgate). On identifie facilement le personnage : le lion qu'il avait apprivoisé apparaît en bas à gauche tandis que le nimbe est bien visible (grâce à l'élévation de son chapeau rouge de cardinal – on le représente généralement ainsi du fait de la confiance accordée par le pape mais la fonction n'existait pas encore au Ve siècle). Érasme n'a pas tenu compte du prestige de ce saint en proposant une nouvelle traduction du Nouveau Testament...
L'œuvre est de Giovanni di Paolo (tempera sur panneau, vers 1430, Sienne, Pinacothèque nationale).
Pourtant, le pape Léon X, à qui était dédiée cette œuvre étonnante – ou détonante – n’y a vu que du feu : la théologie n’était vraiment pas le point fort ni même le centre d’intérêt principal de ce pape, membre de la puissante famille Médicis et surtout grand amateur d’arts. Léon X, quelque peu naïf et surtout dépourvu de culture théologique, a trouvé cette traduction intéressante et utile, ce qui lui a ouvert la voie du succès… en attendant qu’elle soit mise à l'index librorum prohibitorum (la liste des livres interdits par l’Eglise catholique de 1559 à 1966) quarante ans plus tard, par un autre pape qui a quant à lui repéré qu'il s'agissait d'une hérésie passée inaperçue…
Et pourtant, elle était bien tournée, cette traduction, comme l’aurait peut-être dit un certain astronome italien un siècle plus tard…
L'œuvre de François Rabelais est également un monument (très surprenant quand le texte n'est pas transposé en français moderne et, surtout, pas expurgé sous la forme d'extraits choisis qui font perdre tout l'intérêt de cette oeuvre scandaleuse et grandiose. En tout cas, Rabelais considérait Érasme à la fois comme son père et comme sa mère...
L'influence d'Érasme a été immense pour ses successeurs immédiats. Dans une lettre, Rabelais lui a écrit qu’il ne voulait pas seulement l’appeler « mon père » (en tant que modèle intellectuel et littéraire) mais même « ma mère »…
Pourtant, Érasme a aussi été un intellectuel critiqué jusqu'à aujourd'hui. On lui a reproché ses inconséquences. Par exemple, il s’est moqué de la superstition mais après s’être fait mal au dos en tombant de cheval, il a réclamé l'aide de saint Paul. Il faut avoir eu mal au dos et connaître l’expression « ne pas savoir à quel saint se vouer » pour comprendre le revirement d’Érasme en ces circonstances…
On lui a reproché aussi des falsifications présumées : certains spécialistes pensent qu'il aurait modifié et complété des textes relatifs à saint Cyprien qu'il disait avoir retrouvés, car ils y ont décelé des anachronismes. Rien n’est sûr cependant : est-il lui-même l’auteur de ces falsifications ou s’agit-il de ses disciples ? S’il s’agissait bien d’Érasme, quel était son but exact ? La prudence s’impose si l’on ne veut pas tomber dans les excès des tribunaux de l’inquisition ou des réseaux sociaux...
Quoi qu’il en soit, le parcours géographique et intellectuel d’Érasme comme son influence capitale dans l’histoire européenne font bien de lui un grand-père fondateur d’une Europe capable d’intégrer toutes ses sources culturelles sans s’enfermer dans aucune.
Un timbre que la Poste française a consacré
au programme Erasmus en 2008.