En quoi consiste le nationalisme impérialiste russe développé par Vladimir Poutine et par ses oligarques ? Pourquoi cette idéologie (notamment sa vision falsifiée de l'histoire) était-elle nécessaire pour maintenir le dictateur au pouvoir et pour permettre un pillage en règle des richesses du peuple russe par ceux qui prétendaient en défendre les intérêts ? Comment est-elle parvenue à aveugler une grande partie de la population russe, voire les extrémistes de droite et certains extrémistes de gauche d'autres pays ? Je vais tenter dans cet article de pointer quelques faits simples et incontournables pour répondre à ces questions.
Note de l'auteur du 06/11/2022 : Après des mois de guerre, beaucoup d'oligarques ont changé de position par rapport à Vladimir Poutine en voyant leurs affaires compromises. Certains d'entre eux ont critiqué ouvertement son action puis ont parfois disparu ou sont morts dans des circonstances étranges. Il n'empêche qu'ils restent responsables de ce qui s'est passé depuis vingt ans, encore plus que la majorité des Russes qui ont soutenu – activement ou passivement – les actions de leur dirigeant puis la tentative d'annexion de l'Ukraine. Je ne change donc rien à mon analyse de mars 2022 (élaborée pendant les années qui ont précédé). Les modifications effectuées depuis n'ont été que des ajouts ponctuels, sans rien modifier des passages qui expliquent pourquoi tout ce qui s'est passé en 2022 était prévisible depuis plusieurs années voire depuis plus longtemps puisque même Jules Verne voyait déjà le problème !
Par C. R.
Publié le 23/03/2022
Dernière modification le 15/11/2024
Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse.
Recadrage d'une photographie de Dimitro Sevastopol sur Pixabay (image libre de droit).
Cet article se propose de montrer :
Pour simplifier la logique de la démonstration et pour l'appuyer sur des faits déjà bien établis, j’ai choisi d’évoquer surtout la période qui a précédé l’invasion de l’Ukraine par la Russie, afin de bien comprendre à quel point cette invasion était prévisible depuis très longtemps (voir le point 8).
Vous serez surpris de ce que vous allez lire ; mais je vous invite à tout vérifier (notamment à travers les nombreux liens que je vous propose) : malgré les apparences, je suis persuadé d'être encore en-dessous de la vérité sur cette monstruosité de l'histoire qui évoque par certains points (références, rhétorique et méthodes politiques) non seulement Joseph Staline mais aussi Adolf Hitler et Oussama ben Laden. Cela semble bien sûr exagéré au premier abord ; pourtant ces rapprochements seront justifiés par des faits accablants, en renvoyant à des sources aussi diverses que sérieuses.
Une précision fondamentale avant de commencer : il est très important de ne pas confondre le peuple russe dans son ensemble (riche d’un nombre incroyable de scientifiques, d’artistes et d’écrivains qui ont marqué l’histoire de la Russie et de l’humanité) avec sa dérive ultra-nationaliste, impérialiste, oligarchique et mafieuse – tout comme il serait absurde de confondre les musiciens ou les philosophes allemands avec les nazis, de réduire l’histoire de l’Italie à celle de la mafia ou du fascisme mussolinien ou encore de considérer que les dérives de Maximilien de Robespierre et de Philippe Pétain étaient liées à une essence du peuple français. Il ne sera question ici que des dérives de l'ultra-nationalisme russe à travers son incarnation (Vladimir Poutine) et ses bénéficiaires (certains oligarques russes).
Pour Vladimir Poutine et pour les nationalistes russes, le bien est redéfini comme tout ce qui participe à la puissance de la nation (ou de l’empire) russe mais aussi de l'ethnie russe (il y a dans la langue russe un adjectif pour signifier « de nation russe » et un autre adjectif pour signifier « d'ethnie russe ») ; et le mal, comme tout ce qui peut en limiter la puissance : donc les États-Unis et l’Union européenne (voir cette interview de l'historienne Galia Ackerman (par Mathilde Cousin pour le quotidien 20 Minutes en mai 2019) et son livre : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine).
C’est ainsi grâce à Vladimir Poutine que Joseph Staline, longtemps après les dénonciations par son successeur Nikita Khrouchtchev de ses crimes contre l’humanité, a pu retrouver son aura de « petit père des peuples » (le pluriel atteste une démarche impérialiste sur plusieurs peuples donc sur plusieurs nations) : parce qu’il avait su instrumentaliser le communisme dans une perspective nationaliste (donc tout l'inverse du communisme) et impérialiste, notamment pour accroître la domination russe sur les pays slaves considérés comme « satellites », autrement dit vassalisés dans une logique en réalité féodale. Les millions de personnes que Staline a fait déporter en Sibérie et le pacte germano-soviétique (scellant une alliance entre Staline et Hitler qui a rendu possible leurs invasions respectives) ont alors été considérés comme des détails sans importance, voire pour des événements positifs ayant permis d'étendre le territoire russe :
Pour les nationalistes russes, la véritable Russie reprend les frontières de l’ancien empire tsariste et de l’URSS : partout on l’on parle russe (depuis longtemps ou suite à un peuplement s’apparentant à une colonisation). Quant aux autres Slaves, pour Staline (comme pour Poutine aujourd'hui), ils devaient être au service du projet russe, ce qui se rapprochait un peu de la notion d'espace vital chère à Hitler. Le point commun est une vision géopolitique marquée par une structure concentrique de proximité et de continuité (contrairement à l'impérialisme colonial anglais ou français qui était fondé sur une rupture géographique et symbolique avec des colonies lointaines par rapport à une métropole).
Inversement, Vladimir Ilitch Lénine, plus sincèrement communiste et internationaliste (donc à l’opposé du bien selon les nationalistes russes d'aujourd'hui), est devenu un personnage très négatif de cette histoire revue et altérée par Vladimir Poutine. Il faut dire que le révolutionnaire devenu chef d'État avait eu la mauvaise idée d’accorder une souveraineté... à l’Ukraine, une nation diabolisée aujourd'hui parce qu'elle n’accepte pas de se soumettre à la volonté impérieuse du grand pays voisin (rappelons que, lors du référendum de 1991, 92,3 % des Ukrainiens avaient choisi l'indépendance). C'est pourquoi elle est considérée comme « nazie », alors même que son chef d’État est... juif, ce qui peut sembler légèrement incohérent (sans compter que le mot pogrom est d'origine russe et non pas ukrainienne, ce qui peut constituer un indice)... En réalité, il s’agit d'un fait psycho-social bien connu : l’inversion des réalités caractéristique de la perversion (quand le discours du pervers s'attache à renverser systématiquement l'ordre réel). Les exemples ne manquent pas : la milice Wagner intervient en Afrique pour « lutter contre le colonialisme » mais avec une démarche qui est précisément coloniale puisqu'il s'agit d'intervenir dans les affaires d’un peuple lointain – et méprisé – en pillant ses richesses minières et en participant à des carnages (voir par exemple cet article de Rémi Carayol pour Le Point (05/04/2022) évoquant le massacre de centaines de personnes dans le village de Moura par l'armée malienne aidée de la milice Wagner, cet article approfondi d'Adrien Le Gal pour le site de l'École de Guerre Économique (04/01/2022) sur le mode opérationnel de cette milice au service du Kremlin, ou encore cet article du journal Le Monde (22/04/2022) qui montre un enregistrement vidéo capté depuis un drône de l'armée française où l'on voit le groupe Wagner créant un faux charnier et diffusant une fausse information accusant la France à partir d'un faux compte attribué à un soi-disant militaire malien). Autre exemple : le ministre Sergueï Lavrov nous révèle (le 2 mai 2022 dans un entretien accordé à l'émission de télévision italienne Zona Bianca, qu'on peut retrouver par exemple sur le compte Twitter de Frédéric Sallée, un historien spécialiste du nazisme) qu'Adolf Hitler « avait aussi du sang juif », sans se rendre compte que le fait même de parler de « sang juif » est précisément un élément de langage compatible avec le nazisme, comme le fait remarquer Frédéric Sallée, auteur d'Anatomie du nazisme notamment. Bien sûr, cette vieille théorie du sang juif de Hitler n'est qu'une vieille rumeur, une sorte de légende urbaine, qui révèle surtout l'improbable évolution de Lavrov, qui fut un diplomate intelligent, un opposant à l'anti-américanisme primaire et un défenseur de l'intégrité des frontières établies avant de devenir... l'exact opposé.
Pour aller plus loin sur le processus de réécriture de l'histoire par Vladimir Poutine, vous pouvez lire ou écouter ces explications sur France Culture dans l'émission Le Tour du monde des idées de Brice Couturier en mai 2019).
La vision des chefs d’États étrangers par les nationalistes russes obéit à la même polarisation simpliste, au même manichéisme : leur seul critère de jugement d’un chef d’État consiste à se demander s’il est favorable ou non à la Russie d’une part, opposé ou soumis aux États-Unis d’autre part. Aucune autre considération n’est prise en compte. C’est pourquoi Charles de Gaulle et Jacques Chirac, qui avaient pris leurs distances avec les Américains ont été vus favorablement par Vladimir Poutine (Jacques Chirac a ainsi été invité à inaugurer une statue de Charles de Gaulle à Moscou quelques mois après avoir refusé de suivre les États-Unis dans leur guerre en Irak déclenchée en 2003), tandis que Nicolas Sarkozy, qui avait ramené la France dans l’OTAN et qui pensait naïvement se faire un ami de Poutine, se serait vu menacer gravement par ce dernier dans une entrevue en tête à tête, en 2007, juste avant une conférence de presse où le président français (pourtant à l'aise en toute circonstance) n'arrivait plus à tenir un propos cohérent. On a longtemps pensé que le président russe avait fait boire de la vodka à son homologue français (qui n'avait pas l'habitude de boire de l'alcool) mais il semble que la réalité soit pire et relève de la manipulation mentale, avec les vieilles techniques brutales que Poutine avait apprises lorsqu'il travaillait au sein du KGB.
Nous verrons d'ailleurs plus loin que le fait que cela se passe en 2007, tout comme l'humiliation d'Angela Merkel la même année, est fondamental pour préparer ce qui s'est passé en 2008 puis en 2022.
Les révélations d'un journaliste français, Nicolas Hénin, dans une brève vidéo
présentée par France Inter en juin 2016 (l'image ci-dessus en est extraite),
dans son livre : La France russe. Enquête sur les réseaux de Poutine et dans une
reconstitution télévisuelle diffusée dans l'émission de France 2 Le Mystère Poutine.
Vladimir Poutine s’imagine investi d’une mission sacrée : rendre à la Russie sa grandeur d’antan, avec l'idée que la fin justifie les moyens. Il se présente donc volontiers comme le seul vrai défenseur des chrétiens dans le monde, l’occident ayant été trop perverti (traduisons : trop éloigné des valeurs religieuses d'il y a plusieurs siècles) pour pouvoir s'en charger...
C’est ce qui rend légitime le développement d’armes de destruction massive (nucléaires, chimiques et biologiques), pour lui comme pour le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Cyrille, qui se lève pour applaudir la perspective de détruire une partie de l’humanité (ce qui semble peu compatible avec le message de Jésus de Nazareth, qu'il est censé représenter dans le monde orthodoxe, à moins que son passé d'espion du KGB ne compte davantage que sa foi religieuse). Perspective logique pour le fanatisme nationaliste : en cas de guerre nucléaire, Dieu sauvera, bien sûr, les Russes. Poutine l'a assuré.
« Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens... »
Cette phrase, dont semble s'inspirer Poutine, aurait été prononcée au siège de Béziers en 1209 par Arnaud Amaury, légat pontifical (autrement dit ambassadeur extraordinaire du pape), qui voulait massacrer tous les suspects d'hérésie cathare (ceux qui avaient adopté une forme du christianisme différente du catholicisme : on les appelait Albigeois car ils étaient nombreux dans la ville d'Albi). La pensée selon laquelle on pouvait légitimement massacrer des hommes au hasard (en laissant Dieu faire le tri : c'est l'ordalie) était typique du Moyen-Âge. Il a fallu attendre Louis IX (alias Saint Louis, qui adhérait pourtant sans aucune retenue à cette idée de massacre légitime en tant que croisé) pour que la justice française fasse une vraie enquête au lieu de torturer ou d'exécuter directement un suspect en laissant à Dieu le soin de le sauver s'il était innocent. Poutine, lui, n'a pas encore adopté cette évolution idéologique qui a eu lieu au XIIIe siècle en occident.
Il faut absolument regarder la vidéo (publiée par l'agence de presse Associated Press en mars 2018) montrant le discours surréaliste de Poutine (dans une mise en scène typiquement fasciste) annonçant qu'il peut désormais détruire le monde avec ses nouvelles armes nucléaires invincibles, devant le patriarche Cyrille (qu'on reconnaît facilement même de dos : au premier rang, en blanc, avec une croix au sommet de la tête), qui s'empresse de se lever pour applaudir frénétiquement la perspective de tuer massivement son prochain, au nom de Dieu... Cela semblait logique à l'époque des croisades mais on peut aujourd'hui considérer cela comme la menace d'un terrorisme d'État. Il y a en effet une différence importante entre la Russie et les autres États disposant d'armes nucléaires : seul le chef d'État russe ne cantonne pas ces armes à de la dissuasion. Sa doctrine militaire va bien au-delà de l'idée de dissuasion : il s'agit pour lui non seulement d'une défense mais aussi d'une menace. Sa posture rhétorique est celle d'un chef mafieux mettant le couteau sous la gorge de ses ennemis : « ils vont devoir nous écouter maintenant » a-t-il expliqué avec un sourire de jouissance sadique, en présentant ces armes nouvelles susceptibles de détruire le reste du monde sans que personne ne puisse rien faire. Et avec la bénédiction enthousiaste du soi-disant représentant des chrétiens de Russie. Donc au nom de Dieu qui aurait choisi son camp...
Moscou, « troisième Rome » : depuis quand ?
L'une des explications de cette idéologie considérant qu'en tant qu'ultime rempart du monde chrétien Moscou peut tout se permettre vient de la chute de Constantinople en 1453 : lorsque les ottomans ont réussi à prendre la capitale de l'Empire byzantin, autrement dit de l'Empire romain d'Orient, sans action véritable de la part des chrétiens d'occident, les orthodoxes qui ont fui en Moscovie ont commencé à accréditer l'idée que sa capitale allait désormais reprendre le rôle de Constantinople donc devenir une « troisième Rome » : la gardienne de la foi orthodoxe dans toute sa pureté, ce qui lui donnerait, au passage, un certain nombre de droits politiques sur d'autres nations.
C'est surtout au moment du mariage entre le tsar russe Ivan III (Ivan le Grand) et la nièce du tout dernier empereur byzantin (Zoé Paléologue qui deviendra Sophie Paléologue), que Moscou sera vraiment considérée comme la « troisième Rome » : Sophie apporte à Moscou le blason de l'Empire byzantin, l'aigle à deux têtes ou aigle bicéphale qui représente l'héritage de l'Empire romain qui était divisé en deux parties (Orient et Occident) dont il fallait surveiller (et repousser encore et encore) les frontières, au nom de Dieu bien sûr. En effet, depuis Ivan IV (Ivan le Terrible, le souverain est devenu le Tsar de Moscou et de toutes les Russies (1541), le mot tsar ayant peut-être la même étymologie que césar.
Précisons au passage que Moscou était depuis 1263 la capitale de la Moscovie (un État de taille modeste qui avait été, au départ, une toute petite partie de l'immense principauté de Kiev). Pierre Ier (Pierre le Grand) a ensuite préféré Saint-Pétersbourg pour en faire sa capitale (en 1703), avant même de fonder l'Empire russe (1721). À partir de ce moment-là, Pierre le Grand (et chacun de ses successeurs) a donc été à la fois tsar et empereur, autrement dit caesar et « imperator » (c'était le titre officiel russe), comme un empereur romain, ce qui est logique pour une « troisième Rome ». Moscou est redevenue la capitale en 1917, à la fin de l'Empire.
C’est encore Dieu qui a été prié d’intervenir contre le Covid : de vieux prêtres appréciés de Poutine ont survolé le territoire russe à bord d'un avion spécialement affrété par l'État pour faire des prières destinées à protéger le peuple contre le virus (voir cet article de Marc Nexon pour Le Point en avril 2020). L’efficacité du procédé n’a pas été démontrée scientifiquement. D'ailleurs, la population russe n’a que très peu adhéré à l’idée selon laquelle le vaccin Spoutnik était forcément meilleur que les vaccins occidentaux seulement parce qu'il est russe (de même que le « blé russe », selon les médias officiels russes, est paré de toutes les qualités, supérieures évidemment en tout point à un blé transgénique américain et encore plus au blé européen, censé provoquer des allergies ; mais les articles officiels vantant ce « blé russe » oubliaient de préciser que pour avoir de telles caractéristiques innovantes et très inhabituelles, il devait forcément être transgénique, tout comme le blé... américain).
Enfin, pour un impérialiste comme Vladimir Poutine, agissant en accord avec un patriarche orthodoxe (qui le soutient quelle que soit sa violence et l’expression de sa haine de l’autre, dans une parfaite inversion des valeurs chrétiennes originelles), il s’agit évidemment de combattre des musulmans (des Tchétchènes ou certains Syriens par exemple). Pourtant, ces mêmes musulmans pourront être priés ensuite d’aller combattre d’autres chrétiens slaves (voir cet article de l'Agence France-Presse publiée par L'Express le 11 mars 2022) : ces musulmans sont alors toujours utiles pour faire la sale besogne, afin de pouvoir dire ensuite que jamais des Russes n'auraient commis de telles atrocités. C'est pourquoi il était prévisible dès le début de l'invasion, que Poutine ferait venir rapidement des Syriens et des Tchétchènes. Tous les connaisseurs du régime russe s'y attendaient bien avant qu'il l'annonce.
Faire appel à des musulmans pour combattre d'autres orthodoxes soutenus par des catholiques et des protestants (donc d'autres chrétiens) qui s'opposeraient au combat des chrétiens contre les musulmans ? Le raisonnement peut sembler tordu... à moins que la logique consiste en réalité à considérer que le mal absolu est surtout ce qui s’oppose à la Russie, à savoir les États-Unis et tout ce qui va avec, autrement dit l’occident et la liberté.
En ce sens, aussi incroyable que cela puisse paraître, la communication (directe et indirecte) de Vladimir Poutine reprend des pans entiers de la rhétorique... d’Oussama Ben Laden : haine de l’occident, menaces, promesse de paradis à ceux qui combattent pour lui et communication sur une date symbolique : le 11 septembre, comme nous allons le voir, même si le choix de cette date n'a pratiquement jamais été relevé par des journalistes à ma connaissance.
La Russie est censée être le plus grand ennemi du terrorisme islamiste. Vladimir Poutine avait même expliqué qu'il irait chercher les terroristes « jusque dans les chiottes », pour mettre en scène sa détermination brutale et exhiber linguistiquement sa virilité de Rambo russe. Pourtant, ce même Vladimir Poutine a bien choisi un 11 septembre (le 11/09/2018) pour faire commencer les plus grandes manœuvres militaires de l’histoire récente (conjointement avec l’armée chinoise) afin de défier explicitement les États-Unis (voir par exemple ce bref article publié par Radio France internationale le 11 septembre 2018).
Pourquoi avoir choisi cette date ? Il avait une chance sur trois-cent-soixante-cinq de tomber sur celle-là. Un indice : Poutine adore humilier et intimider. Un autre indice : rien n'est jamais laissé au hasard chez lui : il met en place un stratagème précis pour chaque action et lors de chaque entrevue.
Vladimir Poutine conviant Recep Tayyip Erdogan devant une horloge
commémorant une victoire russe et une défaite turque...
Exemple de mise en scène : Vladimir Poutine a fait attendre Recep Tayyip Erdogan pendant vingt minutes avant de s'entretenir avec lui dans une salle dépouillée mais pourvue d’une horloge représentant une victoire de l'Empire russe sur l’Empire ottoman et d'une statue de l'impératrice Catherine II, qui a vaincu plusieurs fois cet ancêtre de la Turquie moderne (voir par exemple cet article de Marie Jégo et de Benoît Vitkine publié par Le Monde en mai 2021).
Pire : en 2007, Poutine n'a pas hésité à faire lâcher un grand chien au début d’une rencontre avec Angela Merkel, toujours terrorisée en présence des chiens suite à des morsures traumatisantes dans sa jeunesse (voir par exemple cette vidéo et cet article de France Info datant de novembre 2020). Poutine s’en est excusé en précisant qu’il ne savait pas cela... Pourtant, il est difficile d’imaginer qu’un ancien dirigeant du FSB (le service de renseignement russe qui a remplacé le KGB), qui, en plus, avait été en poste (pour le KGB à l'époque) en Allemagne de l’Est (où vivait alors Angela Merkel), ignore tout des faiblesses personnelles de la femme qui dirige la quatrième puissance économique de la planète. En tout cas, il se passe toujours un événement déstabilisant lors des rencontres importantes entre Poutine et ses homologues étrangers quand ceux-ci ne sont pas entièrement d'accord avec lui.
Un grand chien fait irruption au début d'une rencontre entre Vladimir Poutine et Angela Merkel, dont tout le monde savait qu'elle en avait une peur panique (sauf un ancien dirigeant du renseignement russe ?).
Nuire par tous les moyens possibles (notamment le piratage informatique) aux démocraties, d’une façon parfois tellement maladroite qu’on peut se demander si c’est de l’amateurisme ou si c’est volontaire pour rendre manifeste une menace : voilà la marque de fabrique du renseignement russe orchestré par Poutine avec des pratiques d'une autre époque.
Un article de Marc Nexon (pour Le Point) révèle en mai 2020 les mésaventures d'espions russes
(pour respirer après l'exposé de faits criminels qui va suivre)
Cependant, au-delà d'un désir narcissique de domination et de nuisance, il faut voir dans ces faits une stratégie froide et précise. En effet, si l'on remarque que les intimidations d'Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy ont toutes deux eu lieu en 2007, il est intéressant de lier cette démarche – visiblement préparée avec soin et détermination – et ces menaces assez explicites à leurs conséquences potentielles : les choix effectués par la France et par l'Allemagne dans les mois qui ont suivi : Angela Merkel comme Nicolas Sarkozy se sont opposés en 2008 à l'entrée dans l'OTAN de l'Ukraine. On comprend aujourd'hui l'enjeu pour Vladimir Poutine et pour les nationalistes russes : si la France et l'Allemagne ne s'étaient pas opposées à l'inclusion de l'OTAN de l'Ukraine, l'invasion de la Crimée en 2014 puis d'autres parties de l'Ukraine en 2022 n'auraient pas pu avoir lieu. L'autre test a été l'intervention russe en Géorgie en 2008 : aucun État occidental ne s'y est véritablement opposé. On comprend donc que les jeux pervers de Poutine avec ses homologues étrangers – Français, Allemands voire Américains – n'étaient finalement pas seulement des symptômes des problèmes psychologiques de l'ancien espion mais un élément important d'une véritable stratégie impérialiste, autrement dit d'un calcul cynique à très long terme.
Sur ce sujet, les images seront plus parlantes que des explications : pour comprendre ce qu'aime vraiment Vladimir Poutine, il suffira de voir comment il serre dans ses bras Bachar el-Assad (au moment où celui-ci massacre avec barbarie sa propre population) et claque la main de Mohammed ben Salmane avec le plus grand sourire qu'il n'ait jamais eu (juste après l'assassinat du journaliste Jamal Kashoggi dans l'ambassade saoudienne en Turquie) et une expression d'immense complicité enfantine.
L'accolade très expressive entre Vladimir Poutine et son homologue syrien Bachar el-Assad à l'époque où celui-ci bombardait sa population et utilisait des armes chimiques contre elle (voir cet article de François Clémenceau pour Le Journal du Dimanche en février 2018).
L'entente euphorique et joyeuse entre Vladimir Poutine et Mohammed ben Salmane juste après l'assassinat du journaliste Jammal Kashoggi (voir cet article et cette vidéo de TV5 Monde de décembre 2018) sous l'œil (étonné ou jaloux ?) de Donald Trump (qui avait vraisemblablement accédé au pouvoir grâce aux attaques de grande ampleur des services informatiques du Kremlin contre Hilary Clinton)
Cette fraternité d'armes (déloyales et illégales) se comprend aisément quand on sait qu'une bonne trentaine de journalistes russes sont morts dans d'étranges conditions depuis que Poutine est arrivé au pouvoir. Dans sa Russie, l'espérance de vie des véritables journalistes et des politiciens d'opposition de talent est encore plus réduite que celle de sa population (voir le point 7). Vous pouvez lire cet article publié en mai 2018 par le journal Le Monde au sujet des morts suspectes de nombreux journalistes russes. Il faut d'ailleurs noter que le journal français n'a pas précisé le nom des rédacteurs de cet article, ce qui révèle peut-être la conscience d'un danger véritable.
Cependant, Poutine ne s'est pas contenté de terroriser les personnalités et les journalistes russes : il n'a pas hésité à proférer des menaces d'actes de barbarie sur un journaliste français dont la question lui déplaisait, lors d'une conférence de presse, en novembre 2002. Vous pouvez voir quelle violence froide émanait de cet homme il y a vingt ans déjà en regardant cette vidéo empruntée à la chaîne de télévision France 2 .
Poutine est-il vraiment un dictateur ?
Après ces documents journalistiques, il pourrait sembler superflu de se poser la question mais il n'est pas inutile malgré tout de rappeler certains critères pour avoir des points de repère fiables.
Poutine a-t-il été élu ? Oui... mais le déroulement des élections ne relevait pas d’une démocratie : voyez l'une des vidéos (publiée par L'Express le 19 septembre 2016) montrant des bourrages d’urnes (filmés par une caméra de vidéosurveillance) lors des élections législatives du 18 septembre 2016). Dès l'élection du 4 décembre 2011, les nombreuses vidéos montrant des urnes bourrées de bulletins avant l'ouverture des bureaux de vote (pratique dénoncée par l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe et rapportée par cet article du Nouvel Observateur du 5 décembre 2011) avaient donné lieu à d'immenses manifestations bien sûr réprimées – et le point 6 montrera que ses vrais électeurs ont été trompés par des médias à la botte du Kremlin (directement financés et contrôlés par l'État ou par des oligarques proches de Poutine).
La constitution russe prévoit-elle l’indépendance des trois grands types de pouvoirs définis par Montesquieu dans De l'Esprit des lois ? Non, car Poutine peut nommer lui-même des juges selon la dernière version de la constitution qu'il a fait modifier en sa faveur (grâce à l'intervention à la Douma d'une députée ancienne cosmonaute – car les manipulations du Kremlin sont souvent appuyées sur le souvenir de Sputnik, ce mot signifiant d'ailleurs « compagnon de route »). Cela correspond aussi à l'un des principes fondamentaux du fascisme : le culte du chef doit primer sur tout le reste.
Les principes des droits de l'Homme sont-ils respectés par la constitution russe ? Non. Vladimir Poutine, qui se rêve en tsar de toutes les Russies, se comporte sur ce point en monarque absolu : il préfère s’appuyer sur le soi-disant droit divin, par exemple lorsqu'il limite drastiquement les droits des homosexuels (toujours plus ou moins menacés en tant qu'émanation des vices de l'occident, dans une rhétorique identique à celle de l'islam politique) : toute gay pride a été interdite pour une durée... d'un siècle en Russie (voir par exemple cette brève publiée par L'Express en août 2012).
Poutine respecte-t-il la vie humaine et en particulier celle des enfants ? Non. Un événement précis et terrible l'a montré : la méthode employée pour mettre fin à la prise d'otages d'une école de Beslan, en Ossétie du Nord (l'une des républiques de la Fédération de Russie), le 3 septembre 2004. Ce jour-là, Vladimir Poutine a eu le choix entre perdre l'honneur (ou la face) et sacrifier des centaines d'enfants dans un massacre barbare. Il n'a pas hésité à choisir la seconde option. Suite à la prise en otage de toute l'école par des terroristes tchétchènes, Poutine a donné l'ordre à son armée de faire un assaut brutal sans aucune précaution, ce qui a donné lieu à une boucherie. Des roquettes ont été tirées sur l'école par l'armée russe, comme si le fait de tuer des terroristes autorisait à tirer aussi sur ces enfants, doublement victimes. Des soldats russes ont même poursuivi l'assaut avec des lance-flammes. 334 civils ont été tués, dont 186 enfants, déchiquetés ou brûlés vifs, parce que Poutine mettait son honneur personnel et l'honneur de la nation russe au-dessus de tout. Triste symbole de la folie de l'ultranationalisme mais aussi de son cynisme : il a profité de cet événement tragique pour renforcer son pouvoir personnel et écarter davantage d'opposants. Pour conclure sur ce triste point, si la prise d'otage par les terroristes tchétchènes était l'acte de barbares, la décision de donner l'assaut n'importe comment était un acte encore plus barbare. Quand Joe Biden désigne Vladimir Poutine comme un « boucher », on peut imaginer que c'est moins un trait d'humeur que la synthèse d'informations solides réunies par le renseignement américain – et que tout un chacun peut voir à moins d'être aveuglé par l'idéologie nationaliste précisément.
Pour Vladimir Poutine, tout opposant russe ne peut être qu’un traître et un agent de l’étranger (donc des États-Unis, dans le monde bipolaire vu par les nationalistes russes) tandis que toute critique venue de l’étranger ne peut être nourrie que par la « russophobie ». Aucune critique ne peut donc être acceptable.
Quant aux justifications concrètes de la mise en place de cette « russophobie » supposée, elles ne sont jamais données, pas davantage que les faits qui pourraient la remettre en question. Par exemple, pourquoi un industriel français (Émile Cornillot) fabricant une préparation pour flans pâtissiers aurait-il choisi l’appellation « flan francorusse » en 1896 à Paris si la « russophobie » avait rendu son produit invendable ? Comment expliquer que cette marque lui a permis de faire fortune si la Russie était un repoussoir ? Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres de l’absurdité de cette notion, qui permet surtout d’éviter de se poser les vraies questions sur la gouvernance de Poutine.
Publicité ancienne pour le flan francorusse montrant l'inanité du mythe de la « russophobie »
Dix ans après la création du flanc francorusse, une autre preuve de l'absence de toute russophobie préalable, notamment en France, a été donnée lorsque beaucoup d'actionnaires ont confié parfois toutes leurs économies (sans savoir qu'ils les perdraient) à l'État russe, pour le fameux emprunt russe, une des plus grandes opérations financières de tous les temps. Si cet emprunt russe s'était en réalité déjà étalé sur tout le XIXe siècle, c'est bien en 1906 que les sommes les plus importantes ont été drainées par l'Empire russe d'alors. La confiance aveugle de tous ces épargnants montre à l'évidence que la perception de la Russie était extrêmement bonne, si l'on en croit ce vote du portefeuille (30 % de l'épargne française de l'époque !), en tout cas avant que cet emprunt soit annulé, que Joseph Staline facture à l'Espagne le transport vers la Russie puis la fonte de tout son or, qu'il déporte des millions de personnes au Goulag et, enfin, que Poutine révèle à son tour toute son avidité et toute sa violence. Il serait ainsi absurde d'attribuer à une « russophobie » maladive une méfiance provoquée en réalité par l'escroquerie (financière et intellectuelle) et par la violence aveugle d'une idéologie folle.
En tout cas, cette invention de la « russophobie » est l'exemple-type d'une communication manipulatrice qui cherche à feinter toute remise en question d'un bilan catastrophique et d'une violence d'État chronique. Elle révèle aussi une tendance maladive à cultiver une paranoïa à la fois volontaire et involontaire.
Les origines de la paranoïa de Vladimir Poutine
Une paranoïa s'est développée dans l'esprit de Vladimir Poutine à l'époque où il faisait du contre-espionnage en Allemagne de l'Est pour le KGB. La chute du mur de Berlin (en 1989) a amplifié cette paranoïa dans la mesure où, sans qu'il s'y attende, il a assisté sur place, sans comprendre, non seulement à la destruction du rideau de fer mais même à la dislocation très rapide de tout l'empire soviétique : quand il est revenu en Russie, les statues des grands hommes de l'époque communistes étaient déjà déboulonnées. C'était la fin de ses illusions et le début d'un sentiment d’insécurité qui ne l'a jamais plus quitté.
Par la suite, il a connu la peur des révolutions de couleur, qu'il a attribuées aux États-Unis, car il ne croyait pas à la possibilité d’une révolte contre l’impérialisme russe : comment des peuples pouvaient-ils refuser la protection d'un empire qui était comme leur grand-frère et leur avait tout donné (argument typique des colonialistes) ? Il fallait forcément, dans son esprit, qu'il s'agisse d'une intervention des occidentaux pour remettre en question la domination russe, par définition idéale et souhaitée par tous...
Les images de la mise à mort de Mouammar Kadhafi par son propre peuple a achevé d'effrayer Poutine, qui les a regardées en boucle pendant des heures. Sa paranoïa était alors encore amplifiée par la peur obsessionnelle qui est souvent à l'origine des grandes violences.
Vous pourrez trouver des explications intéressantes à ce sujet notamment dans un excellent documentaire de la chaîne de télévision franco-allemande Arte (22 mars 2022) : Poutine, l'équation guerrière.
Le fait de considérer comme suspectes toutes les critiques émises à l'égard de la gouvernance autoritaire de Poutine permet de légitimer toutes ses attaques, passées, présentes et peut-être futures contre ses divers adversaires.
Il est ainsi inquiétant de constater que les pays baltes sont considérés comme des traîtres, à qui l’URSS aurait tout donné (mais étaient-ils consentants pour ces « dons » ?) et qui ont le toupet de ne pas soumettre leur souveraineté nationale à l’hyper-souveraineté russe.
Dans cette optique, il est encore prévisible que Poutine finira par exercer sa violence contre une partie de la population russe elle-même, celle qu’il a désignée récemment comme « impure », ce qui relève bel et bien de la rhétorique de l’épuration utilisée dans les dictatures les plus violentes. En effet, lorsque la réalité ne correspond pas à l’idéal (par définition déconnecté du réel) rêvé par un dictateur, ce dernier finit généralement par accuser et par agresser tous ceux qui en révèlent le caractère factice ou qui ne rentrent pas dans le cadre d’une essence nationale mythifiée, par définition illusoire donc inaccessible – ce qui ne peut rien engendrer d'autre que la violence, quel que soit le type de fanatisme (religieux ou politique) ou d'extrémisme (de droite ou de gauche) concerné.
Pour en savoir plus sur les différences entre le langage du mythe et le langage de l'histoire en général, vous pouvez trouver un tableau récapitulatif sur ce site.
Un exemple de propagande officielle du Kremlin (financée par l'État russe) : la page de une (pour la rubrique « France ») du média russe Sputnik-France (financé par l'État russe, tout comme RT-France), le 20 octobre 2021 (capture d'écran) : l'apparence (trompeuse) d'un journal d'information pour une démarche qui n'a absolument rien de journalistique puisque le but avoué n'est pas d'informer mais de déstabiliser l'opinion publique d'autres pays.
Je vais vous présenter quelques analyses médiatiques de la une qui est reproduite ci-dessus (capture d'écran du 20/10/2021). Il s'agit de Sputnik-France mais j'aurais pu également choisir RT-France. Ces médias sont financés à grand frais, simplement (et officiellement) pour influer sur l'opinion de nombreux pays dans tous les continents (il y a des versions en anglais, en espagnol, en arabe, etc. mais aussi Afrique Media TV qui cache le colonialisme militaro-médiatique russe en Afrique en développant une propagande anti-française de très grande ampleur). Cette dépense surprend pour un pays où le salaire minimal est quatre à six fois inférieur à celui de ses proches voisins côtés ouest et sud (Pologne, Turquie...) comme vous le verrez dans le point 7.
Je rappelle que ces médias ont été interdits (tardivement) quelques jours après le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. S'ils ont pu déverser leur propagande pendant plusieurs années auparavant, c'est simplement parce qu'ils ont utilisé paradoxalement ce qui n'existe pas en Russie : le principe de la liberté d'expression journalistique dans les pays démocratiques et politiquement développés. Je vais montrer, pourtant, que la démarche était depuis toujours fallacieuse et nettement visible, du moins pour ceux qui n'étaient pas éblouis par le prisme du nationalisme ou par celui de l'anti-américanisme.
Sous des dehors de communication moderne, les techniques sont en réalité anciennes : elles viennent tout droit de l'époque stalinienne.
Première technique : suivre l'adage « la meilleure défense, c'est l'attaque ».
L'accent est mis systématiquement sur les problèmes, les failles ou encore les agressions supposées des nations adverses (États-Unis, France...). Tous les titres présentés vont dans ce sens. Le diable est incarné par les Américains – sauf Donald Trump, présenté comme un fidèle allié qui tente de sauver son pays de ses erreurs habituelles. De même, le souverainiste français François Asselineau apparaît comme un politicien essayant de sauver la France de son inclusion dans l'Union européenne. Ces vecteurs de propagande russe ont en effet un objectif principal : empêcher coûte que coûte la construction européenne (l'avenir nous dira si la Russie a eu un rôle dans le Brexit).
Complaisance de certains politiciens français
Des hommes et des femmes politiques souverainistes, populistes et/ou extrémistes ont exprimé naguère un avis positif sur Poutine. Ce sont également ceux qui ont le plus attaqué l'Union européenne dans leurs discours, qu'ils aient voulu en sortir (à un certain moment) ou qu'ils aient proposé une désobéissance destructrice :
Certains anciens militaires d'extrême droite se sont rapprochés encore plus du discours de Vladimir Poutine. Le vice-amiral Patrick Chevallereau fait une analyse détaillée et profonde de cette dérive folle et dangereuse. Il ne se contente pas de dire son indignation : il tire l'alarme par rapport aux risques que représentent ces fanatiques aveuglés par la propagande nationaliste russe et prêts à soutenir des politiciens bien trop proches de l'ennemi du pays qui leur a pourtant confié ses troupes armées.
Marine Le Pen dans son QG de campagne en avril 2017 (capture d'écran Twitter), avec la nationaliste russe Maria Katasonova venue lui offrir un triptyque de portraits (l'idéalisation à outrance, caractéristique des régimes dictatoriaux, y révèle une certaine facilité à déformer la réalité tandis que les regards durs tournés tous dans la même direction et les vêtements uniformisés suggèrent une violence concertée et collaborative) : Marine Le Pen y figure entre Poutine et Trump, les idoles de celle qui lui avait déjà offert des fleurs à Moscou le mois précédent. Maria Kotosonova a côtoyé aussi de près Jean-Marie Le Pen, Marion Maréchal Le Pen, Thierry Mariani et des hommes de pouvoir russes (Dmitri Peskov, Serguei Lavrov, etc.) comme l'illustrent ces étonnantes photos regroupées par le site la-philosophie.fr.
Plus étonnant encore, sur cette une de Sputnik-France : l'arrestation de l'opposant Alexeï Navalny est présentée non pas par rapport aux décisions brutales de la justice russe (liée au pouvoir exécutif depuis la dernière version de la constitution russe) mais par rapport aux problèmes de la justice... française. L'information n'est pas que le principal opposant à Vladimir Poutine a été empoisonné puis emprisonné sur un étrange prétexte (tout comme ses avocats ont récemment été interpellés parce qu'ils... « gênaient la circulation ») : elle est centrée sur le fait que la justice française refuse « l'entraide pénale », comme si les anomalies judiciaires étaient du côté français, même dans cette affaire pourtant caricaturale.
De même, la Russie n'a évidemment rien à se reprocher par rapport au changement climatique (même si son ancêtre l'URSS est le seul pays de l'histoire de l'humanité à avoir réussi l'exploit d'assécher une mer, en l'occurrence la mer d'Aral) : pour Sputnik-France, seule l'entreprise pétrolière française Total pose problème, ce qui permet d'oublier que l'exploitation russe du gaz et du pétrole est autrement pire, sans parler des accidents nucléaires et des fuites radioactives décelées à des milliers de kilomètres mais farouchement niées par le Kremlin (voir dans le point 8 la signification réelle de ces démentis indignés).
Deuxième technique : présenter un occident qui sombre dans le chaos.
Dans ces vecteurs de propagande russe que sont RT-France et Sputnik-France, les sociétés d'Europe de l'ouest étaient systématiquement présentées comme subissant des menaces, des violences, des injustices (voir la fréquence de ces termes négatifs par rapport aux autres : « erreurs », « alertes », « menaces », «craindre », « s'aggraver »...), tandis que la page consacrée à la Russie montrait par ailleurs un monde merveilleux, fait d'avancées technologiques, de solutions à tous les problèmes, d'héroïsme russe, de grandeur nationale et de tranquillité (malgré une réalité sociale marquée par la pauvreté et par un niveau de violence inouï et inconnu en Europe de l'ouest, comme vous le verrez dans le point 7). Un lecteur de RT-France ou de Spunik-France pouvait penser qu'il allait se faire égorger au coin de n'importe quelle rue parisienne tandis qu'un ordre impérial et heureux régnait sur les belles avenues moscovites... Il n'est dès lors pas très difficile d'imaginer quelles étaient les sources d'information de ceux qui rêvaient d'un « Poutine français » (tomber dans des pièges textuels aussi grossiers devrait suffire à disqualifier toute compétence en critique textuelle et encore plus en science politique) en feignant d'ignorer que le taux d'homicides volontaires est en réalité huit fois plus élevé en Russie qu'en France, avec une proportion inverse pour le salaire minimal – informations qu'on ne risquait pas de trouver dans les pages de RT-France et de Sputnik-France car la tromperie y était également fondée sur l'omission des faits principaux. C'est précisément ce qu'on appelle le mensonge par omission.
Autre méthode sémiotique pour suggérer le chaos : utiliser des couleurs sombres et des formes floues (fumée) ou pointues afin de suggérer – de façon subliminale – la présence de nombreuses menaces cachées. Quand une information ne semble pas politique (ici, l'éruption d'un volcan ou l'émergence d'un variant du Covid), elle est mise en avant malgré tout pour participer à cette ambiance (visuelle et mentale) de chaos permanent dans lequel serait plongé le monde occidental.
Troisième technique : se focaliser uniquement sur les domaines de suprématie russe.
Autrement dit, les avions de guerre, les énergies fossiles et parfois les technologies spatiales. Vous comprendrez dans le point 7 pourquoi les autres domaines sont pudiquement omis. Comme dans toute information trompeuse, des éléments véridiques sont utilisés mais leur choix exclusif, la perspective déformante adoptée et l'élimination d'un grand nombre d'éléments créent une représentation qui va à l'opposé des efforts d'objectivité (donc de relative exhaustivité) et d'impartialité que doit pratiquer un vrai journaliste. Par exemple, si l'on fait un gros plan sur une flaque d'eau en la photographiant à plat-ventre, il s'agit bien d'un élément réel mais la présentation d'une telle photo à la une d'un média avec un titre évoquant de terribles inondations trompe le public sur l'ampleur véritable du phénomène. RT-France et Sputnik-France ont pratiqué cette technique de la flaque d'eau (je propose de l'appeler ainsi), faisait de chaque fait divers le symptôme évident d'une guerre civile. Cette obscénité médiatique (l'obscénité est le principe de la technique de la flaque d'eau puisque cela signifie étymologiquement qu'on exhibe quelque chose au tout devant de la scène visuelle) ne pouvait que plaire à une extrême-droite française friande de ce type de pseudo-informations justifiant son discours apocalyptique et ses dénonciations de toute politique modérée visant l'efficacité pragmatique et discrète plutôt que l'excitation des haines collectives.
Quant à la présence systématique des avions de chasse sur les unes de ces « médias » russes, elle permet non seulement d'évoquer un domaine d'excellence technologique, mais aussi de véhiculer une autre idée sur le plan géopolitique (et psychologique) : « la Russie équivaut aux USA et peut lui être supérieure ». Il faut en effet noter que les thèmes qui apparaissent – et qui sont surreprésentés – sont uniquement ceux pour lesquels une concurrence est encore possible avec l'ennemi américain.
Il s'agissait là de la version francophone. Dans la version russophone de ces médias, les ficelles sont encore plus grosses et surtout fondées sur l'hyper-valorisation de Poutine, le héros absolu des temps modernes, qui sauve la Russie en décollant dans un canadair pour combattre les feux de forêts, qui conduit des camions, qui chasse des bêtes sauvages, qui chante en tentant de jouer du piano devant un Gérard Depardieu ému aux larmes, qui trouve d'antiques amphores dès qu'il s'avise de plonger au fond de la mer Noire...
Vladimir Poutine est obsédé depuis toujours par son image télévisuelle. L'une des premières personnes de pouvoir qu'il a fait remplacer par un oligarque plus proche de lui a été Vladimir Goussinski, le fondateur de NTV, une chaîne indépendante dont la marionnette satirique qui le représentait déplaisait bien sûr à Poutine. Tout son travail de manipulation des médias russes a justement consisté à remplacer cette marionnette ridicule par un super-héros idéalisé : fort, viril, expert en tout, omniprésent et omnipotent, toujours prêt à sauver courageusement le peuple russe. Certes, ce sont les Américains qui ont inventé les super-héros, mais ils sont quant à eux bien conscients de la différence qui existe entre Superman, Spiderman et Joe Biden...
Vladimir Poutine en super-plongeur remontant des amphores antiques du fond de la mer Noire, sous l'œil (faussement admiratif – ou interloqué ?) des archéologues qui les avaient auparavant découvertes, remontées, puis replacées au fond de l'eau afin qu'il puisse les découvrir de nouveau devant les caméras. Les services de communication du Kremlin avaient fini par avouer eux-mêmes la supercherie.
Première ficelle des médias russes à destination des Russes : la falsification pure et simple.
La falsification n'est pas rare sur les chaînes d'information officielle russe (je viens de faire une litote, définie ici), comme lorsque Vladimir Poutine a été filmé remontant du fond de la Mer noire des amphores qui avaient été découvertes et déjà remontées une première fois plusieurs jours auparavant, avant d'être replacées là pour faire un petit film, présenté comme un reportage journalistique alors qu'il s'agirait plutôt d'un court-métrage de fiction selon les normes occidentales. La chaîne Euronews a repris malicieusement aux médias russes cette étonnante vidéo datant d'août 2011...
Deuxième ficelle : l'inversion des faits.
Comme dans le langage des mafias, la violence et la menace sont renommées « protection » et « pacification ». L'écrivain ukrainien russophone Andreï Kourkov avait ironisé sur ces éléments de langage en 2014 : « Je n'ai pas besoin que l'on me protège, et j'exige le retrait immédiat des forces russes du territoire de l'Ukraine. » Il pensait alors à la Crimée. Le fait de dire que les Américains mentaient quand ils annonçaient l'invasion russe du reste de l'Ukraine relevait de la même inversion. Il peut d'ailleurs sembler étonnant que le Kremlin ait choisi une telle communication, vouée à apparaître comme un mensonge puisqu'il est très facile de voir a posteriori qui mentait et qui disait la vérité ; mais la communication du Kremlin compte toujours sur l'aveuglement idéologique (nationalisme, anti-américanisme...) pour effacer la mémoire de son public, à la manière d'un effacement de données dans un historique de navigation...
Troisième ficelle : le masquage (l'ignorance volontaire ou la censure).
Les Russes ont été enfermés dans une vision naïve – voire sectaire – de l'histoire considérant que tout ce qui est important a été dû à leur génie national (c'est aussi ce que pensaient beaucoup de Français sous Napoléon III et ce que pensent encore aujourd'hui les nationalistes français envers et contre les faits historiques) et tout ce qui est négatif vient nécessairement des États-Unis ou de l'Union européenne.
Ainsi, pour l'histoire de la conquête spatiale, les historiens savent depuis longtemps qu'elle a commencé avec les savants allemands qui ont mis au point les fusées V1 et V2 pendant la Seconde Guerre mondiale. Le peuple américain a su dès le début que le docteur Werner von Braun qui s'exprimait devant les caméras de télévision n'était pas vraiment d'origine texane... Les Français et les Anglais ont quant à eux découvert un peu plus tard que, comme aux États-Unis, leur propre conquête spatiale a été initiée par quelques milliers de scientifiques et ingénieurs allemands répartis entre les pays vainqueurs juste après la fin de la guerre. Les médias russes n'ont pour leur part apparemment jamais mentionné (ces dernières années) le fait que Staline avait fait venir en Russie encore plus de savants allemands (pas moins de sept mille) qu'aux États-Unis et qu'en Europe de l'ouest pour mettre au point ses premiers engins spatiaux.
Tout ce qui peut altérer (ou plutôt ramener à la réalité) l'image idéalisée de la Russie stalino-poutinienne est ainsi purement ignoré.
Par exemple, les Aventures de Tintin, populaires dans le monde entier, sont pratiquement inconnues en Russie et aucune traduction n'a jamais été éditée de Tintin au pays des soviets dans ce pays. Certes, une version en langue russe a été publiée pour la première fois en 2019 mais par un éditeur géorgien (d'après cet article publié en octobre 2019 sur le site spécialisé Tintin.com) au moment où l'éditeur russe des autres albums interrompait leur commercialisation.
Quant au livre dans lequel André Gide évoquait sa déception en découvrant en Russie la réalité concrète et sordide de l'aventure communiste, Retour de l'URSS, il a pu être publié en russe en 1989 (dans la revue Zvezda) mais ce ne serait sans doute plus le cas aujourd'hui : la Glasnost (« transparence» en russe) décidée par Mikhaïl Gorbatchev a laissé place à la réinstallation d'un « rideau de fer » mental (pour reprendre une expression utilisée bien avant mais popularisée par Winston Churchill dans un télégramme qu'il écrivait à Harry S. Truman le 12 mai 1945).
Quelques données simples suffiront maintenant à décrire l’ampleur du désastre dans lequel Vladimir Poutine a plongé son peuple, avec la complicité très intéressée d’un réseau de profiteurs devenus milliardaires pendant que les autres Russes s’enlisaient dans la misère. Les oligarques ont en effet profité d'une sorte de pacte avec Vladimir Poutine (comme en Arabie saoudite où la famille royale s'occupe seule de politique pendant que d'autres s'occupent seuls de la religion, les oligarques russes ont eu tous les droits à condition de laisser Poutine gouverner seul) et de la supercherie intellectuelle du nationalisme russe pour s’enrichir toujours plus, en détournant l’attention en direction d'une hypothétique menace étrangère justifiant l’absence de vérité (pravda), de transparence (glasnost) et de restructuration (perestroïka) dont Mikhaïl Gorbatchev avait été le chantre trop éphémère – car Poutine a une peur panique d’une chose qui ferait voler en éclat tout son pouvoir : la vérité (comme le rappelle parfois celui qu’il lui a fallu maintenir en prison précisément pour la cacher : Alexeï Navalny).
Les mensonges systématiques de Vladimir Poutine
L'excellent documentaire de la chaîne Arte (Poutine, l'équation guerrière) que j'ai déjà cité montre notamment comment l'utilisation du mensonge a été le fil rouge de l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine mais aussi du développement de son assise géopolitique.
Sa carrière politique a commencé par un gigantesque mensonge qu'on peut vérifier aujourd'hui : Poutine n'a été nommé premier ministre de la Fédération de Russie par Boris Eltsine que parce qu'il avait menti en prétendant vouloir prolonger son action politique exactement dans la même direction démocratique. Peu avant sa mort, Boris Eltsine a avoué qu’il avait commis une très grave erreur en choisissant Poutine comme successeur et en se laissant abuser par ses tromperies.
Cet art du mensonge systématique faisait partie des enseignements du KGB. On y apprenait notamment à singer son interlocuteur, par exemple par la gestuelle et par les postures, afin de le mettre en confiance et de le tromper. Jacques Chirac et d'autres s'étaient même amusés de ce mimétisme totalement inhabituel en occident et assez étrange. Lors des grandes manifestations de 2011 contre la fraude électorale massive (les bourrages d'urnes), certaines affiches portaient en tout cas la dénonciation de cette pratique héritée d'un autre temps : « KGB école du mensonge ».
Autre exemple de mensonge : quand Vladimir Poutine a prétendu en 2014, sans sourciller, qu’il ne « savait pas du tout » qui envahissait la Crimée... Il s'agissait alors de soldats certes sans insigne reconnaissable mais le monde entier – à commencer bien sûr par les services de renseignement de tous les pays – savaient bien qu'il s'agissait d'une invasion décidée par le maître du Kremlin, conformément à son projet explicite. Il a pourtant nié jusqu'à l'absurde la présence de la Russie en Ukraine face à Barak Obama, qui lui a répondu : « Vladimir, nous ne sommes pas aveugles ! » Poutine a de nouveau nié vouloir envahir l'Ukraine en 2022, à un moment où deux-cents-mille soldats russes se tenaient à la frontière...
Il avait également nié, en 2016, être à l’origine des infox massives sur les réseaux sociaux concernant Hilary Clinton (qu'il déteste non seulement parce qu'elle est une femme mais aussi parce que Bill Clinton avait conseillé à Boris Eltsine de faire très attention au tout jeune premier ministre qu'était alors Poutine) ; pourtant, il avait en parallèle expliqué avec véhémence qu'il était indispensable de connaître le contenu des mails qui avaient été dévoilés. Épilogue : des députés de Russie unie (le parti de Poutine) ont bu le champagne lors de l’élection de Donald Trump. Tout le monde a bien sûr compris pourquoi : le milliardaire républicain qui rêvait de faire construire une seconde Trump Tower à Moscou s'est révélé comme le président américain de loin le plus faible de l’histoire, le jour où il a déclaré devant le chef de l'État ennemi qu'était Poutine que ce dernier avait raison et que ses services de renseignement s’étaient trompés à propos de l’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016 ! Poutine a alors mal caché sa jouissance d'avoir momentanément anéanti la démocratie américaine grâce à son utilisation du mensonge à très grande échelle.
Deux jugements qui résument tout, pour conclure :
- une de Bernard Kouchner (ancien ministre des affaires étrangères et européennes de Nicolas Sarkozy) : « Poutine, il ment
comme il respire. C'est même pas une pathologie : c'est son être. »
- une de François Hollande (ancien président de la République) : « Le mensonge, pour
Poutine, il doit être sidérant. C'est pas un petit mensonge pour créer le change. Il faut que l'interlocuteur soit presque tétanisé par l'ampleur du mensonge. »
(Poutine et les présidents français, documentaire de Bertrand Coq et Élodie Duboscq, diffusé sur LCI en 2024, 26' 02'' et 40' 18'').
Pour comprendre comment il est possible que le peuple russe accepte la misère et les injustices sociales qui vont être décrites plus loin, il est important de prendre un peu de recul historique, donc de revenir sur une pratique sociale passée mais incroyablement récente en Russie : le servage (voir l'article consacré aux diverses formes d'esclavage sur ce site). C'est en effet sous le règne d'Alexis Ier que le servage a été institué en Russie (code de lois de 1649 : l'Oulojénié), à une époque où il commençait à disparaître en occident. Son usage s'est amplifié au XVIIIe siècle, alors que l'Europe de l'ouest s'engageait peu à peu vers la prise en compte des droits de l'Homme. Il a fallu attendre 1866 pour que cette pratique soit officiellement abolie dans les terres dépendant de l'empereur russe (1861 dans les autres terres russes). Un tableau intitulé Vente d'une serve (huile sur toile, 1866) du peintre réaliste Nikolaï Nevrev (1830-1904) témoigne de cette pratique alors très récente de la vente d'êtres humains dans l'Empire russe. L'écrivain russe d'origine ukrainienne Nikolaï Vassilievitch Gogol (1809-1852) avait déjà traité magistralement le sujet de la vente de serfs (en l'occurrence morts) dans son roman Les Âmes mortes, (paru en 1842 malgré un refus du Comité de censure de Moscou en 1841 – et qu'il faut lire dans la traduction d'Anne Coldefy-Faucard). Cette situation sociale archaïque (non seulement la grande misère des plus pauvres, à peine sortis de l'esclavage, mais aussi la corruption démesurée et la toute-puissance cynique d'un petit clan de profiteurs manipulateurs) est d'ailleurs sans doute un facteur important des révolutions russes passées (1905 et 1917) – et peut-être à venir.
D'autres archaïsmes existent dans la Russie du XXIe siècle, ainsi que des signes forts révélant des problèmes sociaux et économiques infiniment plus graves que ceux de l'Europe de l'ouest, malgré les apparences trompeuses élaborées par les médias officiels russes.
Premier problème : une espérance de vie en grand retrait par rapport aux pays développés.
Voici l'espérance de vie à la naissance de quelques pays en 2010-2015 (source : Bureau statistique du département des affaires économiques et sociales de l'Organisation des Nations unies), pour avoir des points de comparaison :
On comprend mieux l'acharnement de trois chercheurs russes pour tenter de prouver que l'âge de Jeanne Calment, l'ancienne doyenne française de l'humanité, aurait été faussé : cela détourne l'attention du scandale d'une espérance de vie incroyablement déconnectée de celle des autres pays développés.
Deuxième problème : une violence mal contenue.
Si l'extrême-droite française rêve d'un « Poutine français » pour rétablir la sécurité, les chiffres réels de la criminalité sont pourtant accablants pour le dictateur russe : le taux d'homicides volontaires pour 100 000 habitants est huit fois plus élevé en Russie qu'en France. Voici le nombre précis d'homicides volontaires recensées dans l'année 2016 (source : Office des Nations unies contre les drogues et le crime) :
Troisième problème : un recul de l'accès des femmes à certains postes.
Voici, par exemple, le pourcentage de femmes ministres dans les gouvernements de quelques pays (au moment où cet article est publié, donc le 23 mars 2022) :
C'est bien sûr un indicateur parmi d'autres mais, tout comme les droits réservés aux minorités, c'est souvent un indicateur assez juste du niveau de développement social d'un pays et du développement humain de ses dirigeants.
D'ailleurs, l'estime que Vladimir Poutine accorde aux femmes reste très limitée et il considère par exemple qu'il ne faut pas chercher à « débattre avec les femmes » (voir cette vidéo de TF1-Europe 1 reprise ici par le journal suisse Le Matin en juin 2014). Certes, le roi français Henri IV (vous pourrez lire ensuite un article consacré à Henri IV sur ce site) disait aussi « souvent femme varie, bien fol qui s'y fie » mais beaucoup d'eau est passée sous le Pont Neuf depuis quatre siècles...
Poutine va même jusqu'à utiliser la métaphore du viol d'une femme pour évoquer son désir de soumettre Volodymyr Zelensky (voir cet article de Sandra Cazenave et de l'AFP publié le 8 février 2022 par RTL).
Quatrième problème : une économie russe étonnamment faible et un manque catastrophique de diversification.
Tout le monde ne sait pas situer le produit intérieur brut (P.I.B.) de la Russie parmi les autres grands pays. L'agressivité militaire de Poutine a sans doute aussi pour but de détourner l'attention de la structure économique de son pays. Sans rentrer dans les détails, disons que le P.I.B. russe est un peu plus élevé que celui du Mexique mais plus bas que celui de l'Italie, de l'Inde ou du Brésil, malgré des exportations colossales de gaz (premier producteur mondial) et de pétrole (troisième producteur mondial) – ce qui donne une idée de l'état des autres secteurs économiques. La formule habituelle, « un géant militaire et un nain économique » ne semble donc pas exagérée.
La structure globale de l'économie russe est très proche de celle de l'économie algérienne : avec une importance disproportionnée du gaz et du pétrole par rapport à tous les autres secteurs. C'est donc l'inverse de ce qui se passe en Tunisie, par exemple, ou, bien sûr, en Corée du sud (qui obtient à peu près le même P.I.B. que la Russie, mais sans aucune ressource naturelle importante et avec une répartition sectorielle infiniment plus porteuse pour l'avenir).
Voici une représentation schématique de la répartition sectorielle des exportations de la Russie en 2012 (468 milliards de dollars) comparées à celles de la Corée du sud (562 milliards de dollars) en 2012 également (source : The atlas of economic complexity, Center for International Development, Harvard University) :
Répartition sectorielle des exportations depuis la Russie ↑
et depuis la Corée du sud ↓
La différence est bien sûr parlante voire vertigineuse. Face à cette comparaison cruelle, on peut comprendre pourquoi Vladimir Poutine a besoin de contrôler l'information et de détourner l'attention de son peuple en déclenchant une guerre car, bien sûr, de cette structure économique proche de celle d’un pays en voie de développement et d’un haut niveau de corruption découlent logiquement des salaires extrêmement bas.
Cinquième problème : un salaire minimum dix fois plus bas qu'en Europe de l'ouest.
Les chiffres sont implacables. Voici le salaire minimum (approximatif) de quelques pays :
Des salaires donc incroyablement bas en Russie, qui compte aussi beaucoup de milliardaires connus pour leurs dépenses ostentatoires. L'un des meilleurs indices des injustices sociales d'un pays se situe peut-être dans le nombre de méga-yachts et de limousines blindées appartenant à ses ressortissants.
Sixième problème : des oligarques milliardaires qui siphonnent depuis des décennies toutes les richesses du pays sur le dos du peuple russe. Tout en soutenant un nationalisme russe qui favorise un système politique dans lequel ils peuvent s'enrichir démesurément, ils achètent tout ce qu’il y a de plus luxueux hors de la Russie : notamment aux États-Unis et en Europe occidentale (des villas sur la Côte d’Azur, de grands appartements londoniens et parisiens, des châteaux, des yachts géants, voire des équipes de football, etc.). La guerre a d'ailleurs permis d'accélérer encore l'enrichissement de certains d'entre eux, comme le signale par exemple cet article de La Tribune.
Septième problème : une corruption systémique et une culture de la tricherie dans les plus hautes instances de l'État russe.
Il est compliqué de décrire le système de corruption (par définition occulte et bien dissimulé) et ses liens avec le pouvoir mais des indices forts suggèrent sa très forte présence :
Des images qui peuvent symboliser cette déchéance sur plusieurs plans : les cadets du FSB ont fait tourner par des professionnels à grand frais un film exhibant leur petite fête
Sur ces images, on voit l'élite des espions russes en formation (à qui l'on a appris, en principe, l'esprit de sacrifice et l'exigence de discrétion la plus absolue) bloquer la circulation en faisant un surréaliste défilé festif dans plusieurs dizaines de Mercedes Classe G. Ils insultent au passage les policiers éberlués, avant de montrer l'ensemble de leurs propres visages, ce qui constitue la faute professionnelle ultime et sans doute le signe de la totale perte du sens de leur rôle théorique.
Dans ces images bien réelles (même si c'est présenté comme une fiction ou un clip musical – révélant d'ailleurs leur fascination pour le monde anglo-saxon), ils montrent à quel point le fait de rejoindre le clan du pouvoir permet de mépriser leurs concitoyens et de gaspiller l'argent de contribuables (dont la moitié gagne moins de 400 euros par mois) et à quel point, également, leur fascination va davantage vers un véhicule d'Europe de l'ouest que vers un véhicule russe, ce qui n'est pas très cohérent avec la propagande locale disant que tout ce qui est russe est infiniment mieux que ce qui est occidental. D'ailleurs Vladimir Poutine a utilisé un véhicule japonais (Toyota Land Cruiser) les très rares fois où il s'est rendu dans les territoires ukrainiens qu'il occupe. Le diable (des discours trompeurs) est dans les détails (illustrant le manque flagrant de cohérence).
Les observateurs attentifs ont su (dès 2021) qu’après le dévoilement de l’existence d'un palais dédié aux loisirs (alors que Poutine prétendait être au service de l'État sans aucune vacance du pouvoir : « même pas une minute ») et la révélation du manque de confiance du peuple russe dans son propre vaccin (le taux de vaccination était trois ou quatre fois plus bas en Russie que dans les pays d’Europe de l’ouest) donc dans le discours du Kremlin, Poutine devrait nécessairement déclencher une guerre pour tenter de faire oublier tout cela, en fédérant artificiellement son peuple dans la haine de l'occident (dont la menace était symbolisée par la perspective d'un ralliement de l'Ukraine à L'OTAN). Aucun observateur sérieux ne pouvait l'ignorer (et encore moins un(e) politicien(ne) souhaitant devenir président(e) de la République française, sauf mauvaise foi caractérisée ou incompétence abyssale). Ainsi, un article de Paul Gogo (intitulé « l'inquiétant article de Vladimir Poutine sur l'Ukraine ») publié par La Libre Belgique le 16 juillet 2021 évoquait déjà la possibilité d'une destruction de l'Ukraine : Poutine l'envisageait dans un texte qui apportait un nouveau chapitre à sa réécriture de l'histoire. Ce texte figurait sur le site officiel du Kremlin : difficile d'admettre la thèse de ceux qui prétendent qu'on ne pouvait pas savoir.
Que savait-on sur ce que représentait la Russie
pour l'Union Européenne en 2018 ?
Il est très intéressant d'écouter les analyses que faisait déjà à l'époque Lucas Macek (directeur du campus dijonnais de Sciences Po Paris et chercheur à l'institut Jacques Delors) pour l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) : La Russie : partenaire ou menace (entretien avec Lucas Macek).
Pire encore, Le Nouvel Observateur publiait le 18 avril 2015, donc il y a déjà sept ans, une interview de l'ancien premier ministre russe Mikhail Kassianov, interrogé sur l'assassinat de l'opposant Boris Nemtsov, cinq jours avant la parution prévue de son rapport sur « la présence de l'armée russe en Ukraine ». L'assassinat de cet opposant avait ensuite été considéré par les autorités russes comme un attentat islamiste, sous prétexte que Nemtsov avait pris position en faveur de Charlie Hebdo après l'attentat. Avec une telle logique, la quasi-totalité des politiciens européens auraient dû être assassinés également. Or ces islamistes auraient précisément décidé d'éliminer uniquement celui qui s'apprêtait à ébranler l'image du Kremlin par ce fameux rapport sur l'armée russe en Ukraine, donc à menacer le pouvoir de Poutine... qui prétend être leur pire ennemi. Cherchez l'erreur...
Bien sûr, l’occultation systématique des faits et les accusations mensongères rendaient compliquée l’identification de ce qui était vrai ou faux dans le langage de Vladimir Poutine. Pourtant, il y avait un critère simple, bien connu dans le monde diplomatique depuis des décennies : pour savoir si quelque chose est vrai, il faut attendre que le Kremlin... l’ait formellement démenti. On attribue souvent à Abba Eban (ancien diplomate et ministre israélien) la phrase suivante : « Je ne crois à aucun rapport publié sur les intentions de Moscou tant que le Kremlin ne l’a pas fermement démenti. » Par exemple, quand les États-Unis ont annoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie à de multiples reprises (ce qui était de toute façon évident du fait de l’accumulation de centaines de milliers de militaires en Russie et en Biélorussie), Poutine a déclaré juste avant l’invasion qu’il s’agissait d’un mensonge des Américains face à de simples manœuvres et qu’il n’y aurait pas d’invasion ni même d’attaque militaire. Il n’est désormais pas très compliqué de savoir de quel côté était la vérité et de quel côté était le mensonge...
Quant à l’Europe, si elle n’a pas su intervenir en 2008 lors de l'invasion russe d'une partie de la Géorgie (Ossétie du sud et Abkhasie) puis en 2014 lors de l’annexion de la Crimée (tout comme la France et le Royaume-Uni en 1938, lors des accords de Munich avec Hitler), le dictateur russe lui a donné l’occasion de retrouver une vraie dynamique.
Quoi qu’il arrive, Vladimir Poutine, par sa démesure et par son aveuglement dignes d’un tyran de tragédie grecque, aura au moins renforcé tous ses ennemis :
Quel rapport y a-t-il entre Denis Diderot et Emmanuel Macron
(ou entre Catherine II, Poutine et le loup de Tex Avery) ?
Les deux Français ont dû faire face à une table-rempart pour pouvoir parler à un dirigeant russe, mais pour des raisons bien différentes.
L'impératrice de Russie Catherine II avait invité Denis Diderot à venir débattre avec elle dans son palais mais devant l'impétuosité du philosophe des Lumières qui se fâchait (à juste titre) du sort réservé aux paysans russes (le servage, qu'elle avait d'ailleurs imposé à l'Ukraine également), la souveraine avait dit en plaisantant qu'il fallait mettre une table entre lui et elle pour se protéger de sa colère quand ils parlaient politique...
La table qui a séparé Emmanuel Macron de Vladimir Poutine la dernière fois qu'ils se sont rencontrés était encore plus longue et même digne d'un dessin animé de Tex Avery. Cette situation burlesque était apparemment due à la paranoïa du dictateur russe, qui a mis des distances toujours plus démesurées entre lui et ses ministres eux-mêmes.
Poutine est ainsi un fantôme du tsarisme, un avatar du stalinisme et un dinosaure de l'impérialisme : pratiquement déjà mort politiquement mais encore effrayant. Il n'a plus qu'un seul pouvoir : celui de nuire, de menacer et d'humilier.
Quant aux nationalistes russes abrutis par une propagande aussi délirante qu'indigente, leur naufrage intellectuel et moral est parfaitement résumé par Iegor Gran dans Z comme zombie. Ce fin connaisseur de la Russie contemporaine considère lui aussi que les idéologies brandies par Poutine et par son entourage ne sont que des masques. Il considère également que la plupart des Russes n'ont pas seulement été aveuglés par une propagande bien faite mais qu'ils adhèrent volontairement (puisqu'ils ont accès à internet et que beaucoup sont à l'étranger) à un discours qui flatte leur besoin d'inspirer la crainte.
Si les Américains ont, chez eux manifesté massivement contre la guerre du Vietnam, on n'a pas vu de telles manifestations en Russie – ni même dans les villes étrangères (Londres, Paris, Nice, Genève...) ou les Russes sont pourtant nombreux.
Il reste à attendre, après un futur nouveau procès de Nuremberg dans l'idéal, que la Russie se réveille et qu’elle devienne ce qu’elle mérite d’être : une nation respectée non pas parce que crainte mais respectée parce que respectueuse, rayonnante parce qu’ouverte, développée et riche d’immenses talents. Tout cela suppose la prise de conscience d'une défaite existentielle, qui permettra peut-être de tourner la page d’une violence d’un autre temps.
De très nombreux ouvrages détaillent le cas Poutine sous des angles très divers, en plus des articles et des documentaires souvent passionnants qui ont été utilisés, cités et mentionnés (sous forme de liens) dans cet article.
Un, en particulier, s'impose suite aux événements de 2022 : Le livre noir de Vladimir Poutine sous la direction de Galia Ackerman et de Stéphane Courtois (novembre 2022, éditions Robert Laffont).
Plus récemment, Robert Badinter, sage pratiquement incontesté de la Cinquième République française dont il a été en tout cas une figure historique, a contribué à l'ouvrage Vladimir Poutine, l'accusation. Celui qui est un immense juriste et bien sûr un ancien garde des sceaux y expose tous les éléments déjà à notre disposition pour qualifier le crime d'agression et les crimes de guerre dont Poutine s'est rendu coupable.
Vous pouvez également lire cet ancien article (paru en 2006) du journal suisse Le Temps, qui évoquait un mémoire universitaire soutenu par Vladimir Poutine à l'Institut des mines et dans lequel il évoquait l'importance géostratégique du gaz... Cela annonçait déjà son instrumentalisation de Gazprom, pour piéger notamment l'Allemagne à travers le chancelier Gerhard Shröder (dont Gazprom avait fait un lobbyiste agressif contre ceux qui voulaient freiner les infrastructures d'importation du gaz russe dont l'objectif était de tenter de neutraliser toute action possible contre la Russie en mettant sous dépendance énergétique la quatrième économie mondiale). L'ancien premier ministre français François Fillon était également sous une influence particulièrement malsaine en ayant été invité à siéger au conseil d'administration de deux entreprises russes d'hydrocarbures, dont il a dû démissionner fin février 2022. Quel que soit le degré d'implication de ces chefs de gouvernements dans les manigances du Kremlin, les faveurs (officielles ou symboliques) dont ils ont bénéficié révèle la volonté de Poutine de tenter d'influer sur les pays d'Europe de l'ouest, avec la carotte (Fillon, Schchröder...) ou le bâton (Sarkozy, Merkel...). Avec du recul, els décisions stratégiques d'un pays comme l'Allemagne (le fait de renoncer au nucléaire et de développer à outrance les importations de gaz russe peuvent s'interpréter autrement que comme un souci environnemental – qui cadre mal avec l'emploi à outrance soit d'une énergie particulièrement polluante, le charbon, soit du gaz russe, en renonçant donc implicitement à une véritable transition énergétique).
Entre parenthèses, l'utilisation des réserves de gaz pour mettre sous dépendance de grandes puissances économiques comme l'Allemagne suggère que la décision d'envahir l'Ukraine pouvait correspondre à une stratégie parallèle : mettre le monde sous dépendance alimentaire dans la mesure où le potentiel de production de blé en Ukraine et en Russie représenterait à terme de loin le plus gros producteur mondial de cette céréale essentielle. Ajouté à la dissuasion nucléaire, cela pouvait permettre d'instaurer un troisième pouvoir de nuisance : le chantage alimentaire autour du blé, car non seulement une famine mondiale serait meurtrière mais elle déstabiliserait des États.
Il n'est pas inutile non plus de revenir en arrière pour découvrir beaucoup plus globalement la riche et passionnante histoire russe (qu'il ne faut pas plus réduire au national-impérialisme que l'histoire allemande, au national-socialisme), notamment dans les ouvrages de l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse, fine connaissance de l'histoire russe.
Vous pouvez également lire, sous la plume de Christian Mégrelis, un ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, un essai particulièrement intéressant : Le Naufrage de l'Union soviétique. Choses vues. Parmi d'autres anecdotes incroyables, vous y apprendrez notamment comment Poutine a obtenu le poste décisif de directeur du FSB quand, autour de lui, on s'est demandé à la dernière minute quel petit cadeau d'anniversaire on allait offrir à Vladimir... Ironie du sort : c'est Serguï Kirienko, le possible successeur de Vladimir Poutine, qui avait nommé ce dernier à la tête du FSB à la demande de Boris Eltsine.
Encore plus étonnant : la Russie de Poutine a été décrite dès 1839 avec une exactitude troublante, dans un ouvrage du marquis Astolphe de Custine : les Lettres de Russie, dont Guillaume Lagane fait une analyse aussi brève que sidérante pour The Conversation.
Le sujet originel de 20 000 lieues sous les mers
de Jules Verne : la vengeance d'un Polonais
contre l'Empire russe cherchant à
faire disparaître sa nation
Tout le monde ne le sait pas : Jules Verne a écrit 20 000 lieues sous les mers pour venger symboliquement la Pologne, que l’Empire russe avait voulu faire disparaître en réprimant l’insurrection de 1863. Cela peut paraître surprenant mais les lettres à son éditeur Pierres Jules Hetzel (citées dans l'ouvrage Jules Verne inédit. Les manuscrits déchiffrés de William Butcher) ne laissent aucun doute.
Chacun sait que le capitaine Nemo est présenté par Jules Verne comme un Indien révolté contre la violence coloniale du Royaume-Uni dans son pays (notamment lors de la révolte des Cipaye en 1857). Pourtant, cette identité (qui reste mystérieuse pendant une longue partie du roman) n’était pas celle que souhaitait donner Jules Verne à son mystérieux personnage, quand il avait conçu le projet du roman qui lui tenait le plus à cœur et qui devait s'intituler « Voyage sous les eaux ».
C’est son éditeur Pierre-Jules Hetzel qui, pour des raisons commerciales, a exigé la modification de la nationalité du capitaine du Nautilus et, surtout, de celle de ses ennemis, qui suscitaient chez lui une haine incommensurable et inextinguible. En effet, le capitaine Nemo devait, au départ, être un Polonais, animé par une légitime et immense volonté de vengeance contre la Russie. Voici ce qu’écrivait Jules Verne à son éditeur dans une lettre du mois de juin 1869 :
« (...) supposez (...) ce qui était l’idée première du livre, un seigneur polonais, dont les filles ont été violées, la femme tuée à coups de hache, le père mort sous le knout, un Polonais dont tous les amis périssent en Sibérie et dont la nationalité va disparaître […] Si cet homme-là n’a pas le droit de couler des frégates russes partout où il les rencontrera, alors la vengeance n’est plus qu’un mot. Moi, dans cette situation, je coulerais et sans remords. »
Si cette « lutte (...) d’un Polonais contre la Russie » a été rejetée par l’éditeur, c’est « pour des raisons purement commerciales » (lettre de Jules Verne à Hetzel, 15 mai 1869). En effet, la censure russe – sous presque tous les régimes qui se sont succédé – contre tous les livres remettant en cause la politique impérialiste de la Russie justifie a posteriori les craintes de l'éditeur.
Cependant, c’est surtout la clairvoyance de Jules Verne qui impressionne : dès les années 1860, il voyait que la brutalité de l’Empire russe était d’une autre nature que celle des autres empires (qui, pourtant, n'étaient pas tendres avec les peuples colonisés). L’attitude de la Russie de Poutine face à l’Ukraine depuis 2014 montre que la clairvoyance de Jules Verne n’est pas seulement technologique (il avait imaginé, par exemple, que les Américains enverraient un projectile habité sur la Lune depuis la Floride) mais aussi géopolitique : son désir de consacrer son meilleur roman à une vengeance (à l’échelle planétaire) contre un tentative russe de faire disparaître un pays en violant, en utilisant la hache et en déportant les opposants en Sibérie laisse songeur : c’était il y a plus de 150 ans.
Quant à Serguei Jirnov, ancien officier traitant (donc pas un simple agent mais quelqu'un qui recrutait des agents puis collectait leurs informations) du KGB et très fin connaisseur du système Poutine (qu'il déteste avec autant de fougue que d'intelligence), ses ouvrages évoquent tantôt le passé soviétique, tantôt le présent d'une Russie toujours étonnante, avec un point de vue unique et beaucoup d'anecdotes savoureuses de première main.
Pour finir, je vous conseille d'écouter avec attention le discours du sénateur Claude Malhuret (qui demandait depuis 2019 l'interdiction des chaînes Sputnik-France et RT-France). Ce discours, prononcé le 1er mars 2022, résume très bien la situation et les enjeux – grâce à des points de repère incontournables – ainsi que les dérives inexcusables de certains politiciens français à l'égard de Vladimir Poutine.
Le sénateur Claude Malhuret (sénateur de l'Allier, groupe Les Indépendants) dénonçant avec talent ceux qui ont refusé pendant des années de voir la folie de Vladimir Poutine.
Vous pouvez également lire une transcription de ce discours dans le compte rendu intégral des débats de la séance du 01/03/2022 (travaux parlementaires du Sénat : deuxième prise de parole présentée sur cette page).