Daumier et Balzac se sont inspirés de drôles de (pseudo)sciences : la physiognomonie et la phrénologie… Des grands artistes et des penseurs (comme Goethe et Hugo) se sont quant à eu exprimés contre ces croyances qui se donnaient un air rationnel. Si elles ont en effet donné lieu à d'horribles conséquences sur le plan éthique et politique, il faut admettre qu'elles ont aussi eu un rôle très intéressant en art : non seulement dans le travail de Daumier et de Balzac mais aussi dans l'invention de la bande dessinée et dans son développement.
Par C. R.
Publié le 22/02/2021
dernière modification le 02/10/2024
Un mascaron sur un mur du Théâtre national São João à Porto.
Les sciences se sont développées à partir de tentatives originales d’interpréter le monde, qui se sont parfois révélées proches de l’occultisme voire d’idéologies assez inquiétantes. Certaines sont restées au stade de pseudosciences – tout en inspirant éventuellement de vraies sciences – comme dans le cas de la physiognomonie et de la phrénologie. Des artistes comme Daumier et des écrivains comme Goethe, Hugo ou Balzac ont pris position dans un sens ou dans l’autre par rapport à ces disciplines qui ont profondément imprégné l’imaginaire collectif jusqu’à nos jours.
Une sculpture d'Honoré Daumier : Pierre-Paul Royer-Collard,
député de la Marne (terre cuite polychrome, vers 1833, Musée Carnavalet, Paris).
Pour Daumier, ce personnage incarne « le vieux finaud ».
La physiognomonie a été héritée de l’antiquité. C’est Aristote qui en aurait eu l’idée. Le principe est que l’étude de la forme des parties du crâne, les angles et les imperfections révéleraient des caractéristiques psychologiques. Ce genre d’observation est devenu une sorte de divination, parfois proche de la chiromancie – l’art de lire l’avenir dans les lignes de la main. Un théologien suisse, Gaspard Lavater (1740-1801), a publié un traité sur ce sujet dans les années 1770, mais sans se soucier de rationalité. C’est ce que lui a reproché son ami Johann Wolfgang von Goethe, qui s’est alors éloigné de lui.
Invention de la bande dessinée moderne et physiognomonie
Quand l'écrivain suisse Rodolphe Töpffer a eu l'idée d'associer des dessins à des textes brefs qui les complétaient, il a été le tout premier auteur de bande dessinée. Son Histoire de Monsieur Jabot a en effet été publiée en 1833. Il a bien sûr inspiré de nombreux successeurs, à commencer par le Français Christophe, auteur de La Famille Fenouillard (1889-1893) et de L'Idée fixe du savant Cosinus (1893). Inutile de citer leurs très nombreux successeurs et de préciser que la bande dessinée aura une importance culturelle gigantesque sous diverse formes (bande dessinée belge, comics, manga...).
Ce qu'on sait moins, c'est que l'invention de la bande dessinée par Töpffer est directement liée à l'influence d'un autre Suisse : Lavater. En effet, quand Töpffer a théorisé son art et expliqué comment les dessins pouvaient avoir un contenu psychologique très important, il ne s'est pas contenté d'évoquer les expressions du visage mais aussi les théories de la physiognomonie. Il a en effet publié un Essai de physiognomonie lié à ses dessins.
Si la physiognomonie n'était bien sûr qu'une fausse science, le pli (voire le faux pli) est resté : les auteurs de bande dessinée du XXe siècle ont conservé cette idée graphique consistant à communiquer au lecteur le caractère du personnage à travers des traits très marqués. Il suffit de regarder un album de Tintin ou de Lucky Luke pour prendre conscience de l'importance de cette grande variété de physionomies et de leur caractère très stéréotypé. Cette forte amplification des traits a également nourri l'art de la caricature et du dessin de presse.
Si Goethe a été horrifié par la physiognomonie (tout en étant admiratif face au travail innovant du Suisse Rodolphe Töpffer, qui a appliqué les théories de la physiognomonie à ses bandes dessinées), Honoré Daumier en a quant à lui exploité les idées pour élaborer ses caricatures satiriques, dans un but politique mais surtout artistique : donner une image frappante de ce qui est censé être la personnalité profonde des individus représentés. C'est l'exemple type d'un naufrage scientifique qui permet de créer des chefs-d'œuvre artistiques.
Un timbre de la Poste française (gravé par Pierre Gandon en taille douce en 1966) représentant une huile sur toile (exposée au Musée d'Orsay à Paris) peinte par Honoré Daumier vers 1864 : Crispin et Scapin (dit aussi Scapin et Silvestre car Daumier faisait référence à la pièce de Molière : Les Fourberies de Scapin). L'artiste a visiblement accordé beaucoup d'importance à la physionomie, révélatrice selon lui de la nature même des personnages : la forme des deux nez est sans doute considérée comme révélatrice de leur caractère fourbe (c'est-à-dire rusé, perfide et trompeur)...
La phrénologie s’est développée au début du XIXe siècle, suite aux travaux d’un neurologue autrichien : Franz Joseph Gall (1757-1828). Il en a fait une sorte de science (de pseudoscience en réalité). Elle consistait à penser que chaque fonction cérébrale était localisée à un endroit précis du cerveau.
C’est ce que font les chercheurs en neurologie aujourd’hui car Gall, même s’il s’est trompé, a ouvert la voie à certaines recherches qui ont mis en évidence plus tard des zones spécialisées du cerveau comme l’aire de Broca – appelée ainsi car mise en évidence par Paul Broca. Cependant, la phrénologie s’appuyait seulement sur des observations de la forme générale – et non pas du fonctionnement neurologique – pour en tirer des conclusions rapides et simplistes. Les partisans de la phrénologie pensaient que l’activité du cerveau dans certains domaines provoquait une pression... qui occasionnait une bosse. Il en reste une trace de cette idée simpliste dans l’expression « avoir la bosse des maths ».
La phrénologie a eu du succès en France sous Louis-Philippe, donc entre la Révolution de 1830 et la Révolution de 1848. Hugo connaissait ces théories, alors acceptées par des milieux de pensée très divers, mais il les critiquait car pour lui – qui associait les valeurs de la Philosophie des Lumières à celles du christianisme originel – c’était l’éducation qui primait sur tout le reste. En revanche, les portraits de personnages de Balzac utilisaient pleinement ces idées, en associant le portrait physique au portrait psychologique – mais aussi d’ailleurs à ses descriptions de lieux.
Honoré de Balzac explique que ses portraits s'inspirent directement des théories de Lavater et de Gall (physiognomonie et phrénologie). Si ces préjugés pseudo-scientifiques font aujourd'hui froid dans le dos, ils ont au moins permis au romancier d'élaborer un style unique. Ce passage se situe au début d'un roman souvent considéré comme le tout premier roman policier de la littérature : Une ténébreuse affaire (1841). Tout comme pour les romans de Louis-Ferdinand Céline, le dégoût que peut nous inspirer une idéologie (non perceptible dans les premières grandes oeuvres de Céline : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, qui sont plutôt humanistes avant le sinistre basculement antisémite de l'auteur).
La phrénologie a été enseignée aux médecins sous la forme de classifications des diverses déformations du crâne liées aux caractères ou aux déviations morales… Les musées médicaux en attestent : par exemple, l’ancienne École de médecine navale de Rochefort présente des crânes humains et des moulages étiquetés dans ce sens avec un but pédagogique. Ces restes humains venaient du bagne, qui fournissait ce qui était censé être un ensemble d’échantillons représentatifs de corps marqués par toutes les déviations possibles que les jeunes médecins – il n'y a guère plus d’un siècle – devaient savoir reconnaître sur le corps des patients : tendance au vol, au meurtre, à l’homosexualité, à l’adultère…
Le racisme en Europe et dans le monde arabe
Ces croyances pseudo-scientifiques étaient liées également au développement de diverses tentatives d'établir des différences physiques et biologiques entre les différences ethnies humaines. La mesure des os et l'étude des organes visaient alors à prouver que le corps des indigènes et des esclaves n'étaient pas le même que celui des colons blancs, en particulier en ce qui concerne le cerveau. Ce sont bien sûr ces croyances générées indirectement par les nécessités économiques du commerce triangulaire et de l'esclavage, qui sont à l'origine des croyances racistes populaires (l'idée qu'une différence de culture est associée à une différence de nature) encore très présentes dans les esprits au sein des populations qui ont longtemps pratiqué l'esclavage : en Europe et dans le monde arabe (où il a fallu non seulement justifier l'esclavage jusqu'à une période récente, mais aussi marginaliser certaines populations, notamment les Noirs animistes, pour justifier l'unification artificielle de peuples en réalité très divers sous l'étiquette « arabe » ou « musulman », ce qui a convenu aussi bien à l'élite arabo-musulmane qu'aux colons européens qui avaient également besoin d'une opposition binaire).
Un professeur italien de médecine légale, Cesare Lombroso, a même proposé d’utiliser la phrénologie pour l’identification des criminels. Là encore, d’une théorie simpliste et fantaisiste est sortie plus tard une pratique rigoureuse : l’anthropométrie, consistant simplement à identifier un individu par des mesures corporelles. En tout cas, Lombroso s’est appuyé sur les théories de la phrénologie et du racisme pour publier, en 1876, un livre de criminologie défendant la théorie du « criminel-né ». D’ailleurs, le nazisme s’est inspiré aussi bien des idées de Gall que de celles de Lombroso. Goethe et Hugo ont dû se retourner dans leur tombe…
Les partisans du déterminisme biologique exploitent aujourd’hui plutôt la génétique pour proposer, par exemple, un dépistage précoce de déviations sociales potentielles qui seraient liées à une forme de programmation génétique. Si leurs théories étaient exactes, un groupe humain donné aurait le même type de comportement quel que soit le moment de l’histoire ; or les descendants de tortionnaires nazis peuvent heureusement être des humanistes capables de compassion, même s’ils ont des gènes ou des traits physiques semblables à ceux de leurs grands-parents.
Les scientifiques d’aujourd’hui cautionnent donc très rarement le déterminisme biologique. Les généticiens, en particulier, repoussent fermement cette idée : Albert Jacquard avait écrit un essai intitulé Au péril de la science (éditions du Seuil, 1982) pour nous avertir du danger constitué par une interprétation biaisée de données scientifiques mal comprises ou détournées à seule fin de justifier des idéologies extrémistes.