Par C. R.
Publié le 22/02/2021
Dernière modification le 22/11/2024
Photographie d'illustration libre de droit. Source : Pixabay. Auteur : Alexx-ego.
Généralement, quand ont parle de nouvelle cuisine, on pense immédiatement à celle qui a révolutionné la gastronomie française des années 1970 (que nous aborderons plus loin bien sûr). Pourtant, l'expression « nouvelle cuisine » est apparue bien plus tôt, au XVIIIe siècle. Même Voltaire en avait parlé – de façon ironique, comme il le faisait pour beaucoup d'autres sujets. Cette nouvelle cuisine du XVIIIe siècle n'avait aucun rapport avec celle du XXe siècle. La démarche était en partie opposée mais elle partageait quand même déjà certaines préoccupations culinaires.
À cette époque, certains cuisiniers ont voulu sortir d’une ancienne cuisine traditionnelle inspirée par le Moyen Âge, pour créer une grande nouvelle cuisine française, en remplaçant des produits secs et transformés – les épices venues d’Orient notamment – par des produits plus frais : les aromates locaux. Il s'agissait de retrouver le goût naturel des légumes et des viandes, donc déjà de mettre en valeur le produit. Cependant, cette nouvelle cuisine de l’ancien régime consistait à remplacer les anciennes sauces, plutôt légères, par des sauces plus grasses, à base de beurre notamment. Cette nouvelle cuisine-là a été considérée par la suite, surtout au XXe siècle, comme la cuisine traditionnelle française, avant qu'une nouvelle nouvelle cuisine ne vienne concurrencer cette ancienne nouvelle cuisine devenue, donc, la cuisine traditionnelle française...
On dit souvent que la nouvelle cuisine du XX siècle a été inventée, à la fin des années 1960, par des cuisiniers tels que les frères Troisgros et Paul Bocuse. Pourtant, ce dernier, le plus célèbre chef des bords de la Saône, n’hésitait pas à récuser cette étiquette, en raillant les excès du « rien dans l’assiette, tout dans l’addition ». En réalité, le concept de nouvelle cuisine a surtout été l’œuvre de critiques gastronomiques (qui l’ont créée avant même de la populariser) : les deux auteurs d’un célèbre guide, Henri Gault et Christian Millau.
La version actuelle du Guide Gault & Millau,
dont les auteurs ont inventé le concept de nouvelle cuisine.
Ces derniers ont été jusqu’à publier, en 1973, un manifeste centré sur dix commandements, comme une réforme religieuse ou une révolution artistique. L’origine de l’expression serait même un peu plus ancienne : d'après Paul Bocuse, elle serait apparue au moment précis où Henri Gault, en 1968, se serait exclamé « Voilà la nouvelle cuisine française ! » devant douze jeunes chefs emblématiques photographiés sous l’aile non moins emblématique du symbole de la modernité triomphante : le Concorde.
D'après Paul Bocuse, c'est devant les jeunes chefs photographiés sous le Concorde (ici au Musée de l'Air et de l'Espace, au Bourget) que le critique Henri Gault a lancé l'expression « nouvelle cuisine ».
© 2021 C. Rubin. Tous droits réservés.
À l'issue des Trente Glorieuses, il s’agissait de faire un bond vers la modernité en prenant le contrepied d’une certaine tradition de la cuisine française (qui en réalité était la nouvelle cuisine du XVIIIe siècle, comme nous l'avons vu), marquée par les cuissons lentes, les fonds de sauces gras et farineux, les produits fermentés, marinés ou faisandés ainsi que par le figement d’un répertoire de quelques recettes emblématiques. En effet, la nouvelle cuisine – qui s’est développée à l’époque de la révolte libertaire de mai 1968 – a privilégié plutôt les sauces faites de produits végétaux très frais, les cuissons rapides, les préparations réalisées au dernier moment et une inventivité exacerbée, inspirée surtout par la culture gastronomique du Japon, qui valorise par exemple les poissons crus et les alliances surprenantes de saveurs ou de textures. Le produit n’a pas seulement été mis en avant : mis en scène d'une façon toujours surprenante, il est devenu une source d'étonnement voire d’émerveillement. Il est devenu un peu sacré : par sa nature mais aussi par sa métamorphose.
La nouvelle cuisine est à la recherche de saveurs rares et surprenantes, comme le cresson de Para et la menthe des cerfs. © 2021 C. Rubin. Tous droits réservés.
Le succès de la nouvelle cuisine a également été lié à un nouvel ancrage social : il ne s’agissait pas, pour les restaurants qui la servaient, de chercher à plaire à une clientèle bourgeoise, rurale, traditionaliste ou pressée – par exemple celle des voyageurs de commerce auxquels s’adressait le guide Michelin – mais plutôt à une classe montante à l’issue des Trente Glorieuses et de la tertiarisation de la société : celle des cadres supérieurs, soucieux de diététique voire curieux de nouvelles techniques culinaires. Les prix sont alors montés en flèche, en suivant le pouvoir d’achat de cette clientèle alors triomphante. Il fallait aussi prendre en compte l’exclusivité des produits comme des préparations. Cet univers gastronomique, volontiers avant-gardiste et cultivant la surprise, aussi bien gustative que visuelle, était en effet passé du domaine de l’artisanat traditionnel à celui d'une création artistique de plus en plus médiatisée.
Le Guide Michelin : il valorise une cuisine plutôt traditionnelle
alors que Gault et Millau ont voulu imposer une nouvelle cuisine avec leur propre guide.
La recherche de l’unique et du spectaculaire a en effet induit la médiatisation de grands chefs, devenus des symboles de réussite : la leur et celle de leurs clients. Les investissements sont devenus démesurés, aussi bien pour le matériel que pour l’architecture et la décoration, le volet hôtellerie étant désormais nécessaire pour rentabiliser les restaurants-vitrines de ces chefs.
Le combat pour obtenir des étoiles sur les guides est alors devenu héroïque, avec des prises de risques et des stratégies. Tragique aussi, quand Bernard Loiseau s’est suicidé à Saulieu, après des décennies de travail et de combat pour être le meilleur, quelques années après avoir fait la une du New York Times comme premier chef au monde à être coté en bourse.
Le cuisinier français Bernard Loiseau (dont le restaurant La Côte d'or se trouvait à Saulieu en Bourgogne,sur l'ancienne route Nationale 6 qui reliait Paris à l'Italie) avait fait la une du New York Times en tant que premier chef au monde à être coté en bourse.
La nouvelle cuisine promue par Gault et Millau a donc fait l'objet d'une élaboration médiatique presque mythologique – dans le sens des Mythologies de Roland Barthes. L'exclusivité a été théâtralisée jusqu'à s'élever à une sorte de magie. Sous son grand chapeau noir, Marc Veyrat a été surnommé le « sorcier des montagnes ». Après la révolution de la nouvelle cuisine, un chef se doit désormais d’être un enchanteur et de faire rêver avec son chaudron magique.
Néanmoins, au-delà de ces mises en scène, l'apport essentiel de la nouvelle cuisine a été d'attirer l'attention d'un large public sur le plaisir de découvrir ou de redécouvrir le goût de produits exceptionnels par la magie d’une préparation qui les respecte tout en les métamorphosant.