Quel est le véritable sens de « La Cigale et la Fourmi » de La Fontaine et pourquoi cette fable est-elle la première du recueil ?

 

Cette fable est très connue et tout le monde pense l’avoir bien comprise. Pourtant, les idées (républicaines et bourgeoises) du XIXe siècle ont totalement inversé la signification initiale de cette fable (artistique et aristocratique) du XVIIe siècle...

Une analyse littéraire méthodique et sans préjugé devrait en révéler progressivement le vrai sens, pour comprendre l’époustouflante virtuosité langagière et poétique de ces vers, qui témoignent d’un monde disparu avec des mots et des rythmes dont il faut conserver la justesse.

 

Par C. R.

Publié le 29/07/2021

Dernière modification le 02/10/2024

La versification et la prosodie qu'elle induit donnent la clé de cette fable. La scansion erronée habituelle, transformant  les deux premiers vers en un seul, déforme d'emblée le rythme donc la signification de la fable (qui insiste sur la persévérance de la Cigale) voire son esprit : La Fontaine n'a pas utilisé ici le pesant décasyllabe mais le vers impair (« Sans rien en lui qui pèse ou qui pose » selon Verlaine). Il s'agit de vers de sept syllabes soulignés par un vers de trois syllabes qui s'en détache, en contrepoint de la syntaxe (des groupes de 7 / 3 / 7 / 7 syllabes pour la versification mais de 3 / 7 / 7 / 7 syllabes pour la syntaxe).

 

 

Quand il publie son premier recueil de ses Fables en 1668, Jean de La Fontaine choisit de placer en toute première position « la Cigale et la Fourmi ». Ce bref poème narratif pourrait pourtant sembler banal, peut-être parce qu’il est classique dans les deux principaux sens du terme : il relève de cette esthétique de la simplicité (il semblerait même n’être qu’enfantin), de la sobriété (puisque la morale reste implicite malgré les apparences) et de la brièveté (à la façon des moralistes : La Rochefoucauld comme La Bruyère) ; il a également été étudié dans les classes pour servir de référence voire de modèle, de style comme de comportement.

 

Cependant, l’explication habituelle de cette fable est-elle bien compatible avec le sens de ses mots et le rythme précis de ses vers ?

 

Pour libérer ce texte brillant et vivant de la croûte terne et épaisse de son interprétation fossilisée (qui rend presque invisible et illisible sa vraie nature), il faudra une analyse méthodique, patiente, rigoureuse mais quand même suffisamment audacieuse pour montrer successivement : que la multiplicité des dédoublements brouille les pistes, que la fameuse explication habituelle ne peut pas être maintenue, que le rythme et les jeux d’inversion suggèrent un sens indirect bien plus subtil, que La Fontaine est allé stylistiquement très loin pour travailler l’expressivité ambiguë de la Cigale, que la vérité générale porte en fait sur la Fourmi et, finalement, que cette fable légère évoque peut-être en creux une exigence de reconnaissance d’un talent artistique souverain.

 

Une cigale dans le sud de la France. La Fontaine pensait-il vraiment à l'insecte

pour élaborer son personnage de « Cigale » ?

 

 


Deux saisons, deux animaux, deux parties, deux temporalités, deux points de vue

 

Dans cette fable, le travail poétique de La Fontaine a d’abord consisté à mettre l’accent sur les saisons. Pour s’en persuader, le lecteur peut utiliser une première technique d’analyse, certes un peu paradoxale mais très efficace : ne pas lire le texte… Il suffit dans un premier temps de le regarder. Une simple observation permet en effet de constater qu’un vers se détache nettement de son contexte : « Tout l’été », le seul trisyllabe, bien en évidence en début de poème, avec une suraccentuation normalement très audible, révélant son importance dans la signification du texte, comme nous le verrons beaucoup plus loin.

 

Voici un exemple de lecture aveugle (qui ne voit pas que « Tout l'été » est un vers séparé du précédent) donc d'un contresens absolu puisque la scansion distord totalement ce qu'a écrit le poète pour ne pas faire entendre ce qu'il a pourtant écrit avec force... Certes il s'agit d'une lecture pour des enfants mais justement, il n'est pas indispensable de formater d'emblée les plus jeunes au contresens systématique et au refus de voir ce qui est écrit avec pourtant beaucoup de netteté.

Voici un exemple de lecture pour enfants qui ne massacre pas le texte.

 

La suite de la fable confirme l’importance du travail stylistique et narratif sur les saisons : dès le quatrième vers, le lecteur peut identifier une métonymie ou une synecdoque de l’hiver qui en accentue la rigueur en le désignant par le vent le plus froid (« la bise »). C’est ce qui permet de renforcer l’effet d’attente vitale de « la saison nouvelle » : « l’oût » sur lequel nous reviendrons aussi. Or la fable ne s’achève finalement pas sur l’été suivant mais sur un retour à l’été précédent – désigné comme le « temps chaud » – donc sur le point de départ de l’histoire, correspondant toujours au fameux « Tout l’été ». Cette impossibilité pour le texte d’aller jusqu’à l’été suivant correspond à une condamnation de la Cigale : une condamnation physique provoquée par la démesure (l’hybris des Grecs classiques) de cet été précédent ?

 

Pourtant, le registre ne semble ni tragique ni pathétique mais plutôt comique et didactique… Rappelons que La Fontaine affirme dans sa préface qu’il recherche avant tout la gaîté : « Je n'appelle pas gaieté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable, qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. » En l’occurrence, il s’agit de mettre en scène des animaux, deux insectes, dans une histoire empruntée au fabuliste grec Ésope (un esclave affriche d'origine phrygienne du VIIe ou du VIe s. avant J.-C.), intitulée « La Cigale et les Fourmis » et dont voici une traduction :

 

« Pendant l’hiver, leur blé étant humide, les fourmis le faisaient sécher. La cigale, mourant de faim, leur demandait de la nourriture. Les fourmis lui répondirent : « Pourquoi en été n’amassais-tu pas de quoi manger ? — Je n’étais pas inactive, dit celle-ci, je chantais mélodieusement. » Les fourmis se mirent à rire. « Eh bien, si en été tu chantais, maintenant que c’est l’hiver, danse. » Cette fable montre qu’il ne faut pas être négligent en quoi que ce soit, si l’on veut éviter le chagrin et les dangers. »

 

Pourquoi choisir de mettre en vers une histoire d'insectes héritée de la Grèce antique et plus précisément archaïque (Ésope avait lui-même adapté une légende issue de la tradition orale) ? La Fontaine s’en explique encore par avance, cette fois-ci dans la « Dédicace à Monseigneur le Dauphin »  (le fils de Louis XIV, âgé de sept ans, ce qui justifiait d'ailleurs le registre merveilleux autorisant les animaux à parler) : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes ». Cela explique d’ailleurs l’emploi des majuscules à « Fourmi » et à « Cigale » : les personnages sont ainsi individualisés et humanisés puisque les noms communs d’animaux semblent traités comme des noms propres ; mais ces majuscules peuvent également transformer ces insectes en allégories (voir la fiche sur les figures de style) de deux caractères. Il s’agit bien ainsi d’une histoire fantaisiste permettant un exercice de réflexion morale pour un enfant.

 

Cela correspond à la définition de l’apologue que La Fontaine donne dans sa préface : « L'apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l'une le Corps, l'autre l'Âme. Le Corps est la Fable ; l'Âme, la moralité ». En effet, le système des rimes met en évidence deux mouvements bien distincts : les quatorze premiers vers, avec des rimes suivies, privilégient l’action, tandis que les huit derniers, dont les rimes sont embrassées, sont centrés sur la question morale.

 

Notons que cette organisation par les rimes correspond à deux types de mises en relation des saisons, à deux visions – prospective et rétrospective – de l’été pendant l’hiver : le récit partant de l’été précédent est axé sur un hiver central marqué par l’attente de l’été suivant ; tandis que la morale ironique de la Fourmi consiste à expliquer la situation hivernale présente de la Cigale par son activité de l’été précédent.

 

De ces deux animaux et de ces deux points de vue, lequel La Fontaine privilégie-t-il ? Celui de la Fourmi ? Rien n’est moins sûr…

 

Une fourmilière dans une forêt : symbole du travail besogneux de la Fourmi de La Fontaine ;

mais le poète de la cour de Versailles ne préférait-il pas le chant rythmique de la Cigale ?

 

 

Disqualification en trois temps de l’interprétation habituelle de la fable

 

Selon l’usage traditionnel de cette fable à destination des enfants, il est question de défendre et d’illustrer une morale du travail : la Cigale serait punie pour sa fainéantise ou pour son incurie… Néanmoins, cette interprétation ne résistera guère à l’analyse.

 

Premier problème : le fait de chanter n’est pas un loisir pour la Cigale mais sa fonction principale ; et elle le fait justement ici avec acharnement, comme l’indique l’insistance particulière du fameux deuxième vers (« Tout l’été ») sur le caractère total de l’action.

 

Cependant, l’auteur n’aurait-il pas pu s’offusquer d’une activité sociale limitée au chant et excluant tout travail au sens habituel ? Non, car il aurait fallu pour cela que sa fonction sociale ne soit pas ce qu’elle était… En effet, La Fontaine est un poète, qui définit ainsi sa fonction dans le premier vers de la dédicace :

« Je chante les héros dont Ésope est le père ».

Comme la Cigale : il ne fait donc que « chanter », sans même prétendre créer des personnages et des histoires : Ésope s’en était déjà chargé une vingtaine de siècles plus tôt. La Fontaine, lui, a été récemment anobli, ce qui fait de lui un aristocrate. Avec un tel rang social, pourrait-il vanter les mérites du travail ? Non car cela reviendrait à déroger : le travail, interdit aux aristocrates qui doivent alors se consacrer à d’autres fonctions sociales, ne fait pas partie des valeurs qu’un poète de cour aurait dû enseigner… au fils du Roi-Soleil, qui n’était pas exactement destiné à un travail de fourmi... Quant au travail d’écriture, dont l’intensité dépasse sans doute l’imagination, il a paradoxalement été poussé à l’extrême pour devenir invisible et suggérer la spontanéité absolue : effacer toute trace de son existence...

 

La troisième objection repose sur l’analyse de la versification. Nous avons vu que le trisyllabe « Tout l’été » était seul en son genre dans tout le poème. Or ce vers, qui constitue la clé de voûte de l’ensemble, a fini par être  entièrement gommé en tant que vers par des générations d’écoliers : la scansion scolaire l’a incorporé purement et simplement à celui qui le précède. Quand les écoliers sont invités à oraliser « La cigale ayant chanté tout l’été » comme s’il s’agissait d’un seul vers, le double accent, vocal et intellectuel, qui devrait  mettre en valeur le « Tout l’été », disparaît. Seule demeure audible la rime interne entre « chanté » et « été »[1], qui ne peut plus s’entendre que comme une sorte d’accident…

 

L’explication de ce dernier phénomène d'altération rythmique passée dans les moeurs dépasse  l'objectif de cet article, qui ne vise qu’à débarrasser le texte des ajouts qui l’ont occulté, sans aller jusqu’à analyser les raisons profondes de cette altération de l’interprétation vocale et sémantique.

 

 

 

 

Un important ouvrage théorique d'Umberto Eco sur l'analyse littéraire : Les Limites de l'interprétation, complément indispensable de L'œuvre ouverte car le professeur de l'université de Bologne considérait qu'il avait été très mal compris.


Rythme, ironie et jeux d’inversion comme indices d’un sens caché

 

Cette interprétation, qui altère profondément le rythme et le sens du texte dans son fondement même, va donc largement au-delà des limites des interprétations acceptables. Il s’agit non seulement d’un contresens mais même d’une négation de la nature poétique du texte : sa structure sonore et sémantique est totalement aplatie puisque la mise en relief a disparu. La dimension rythmique, essentielle en poésie, n’est plus prise en compte.

 

Ce poème est majoritairement écrit en heptasyllabes, un mètre imparisyllabique. Comme il ne peut pas y avoir de symétrie dans un groupe de sept syllabes, le rythme est irrégulier, avec des groupes courts, ce qui peut imiter la légèreté d’un récit spontané dans une conversation. L’enjambement contribue également à cet effet. Ces choix d’écriture poétique se prêtent donc bien à la gaieté revendiquée par la Préface, tout comme la signification indéterminée du propos, difficile à interpréter avec certitude, d’autant plus que la sentence finale n’est pas prise en charge par le narrateur : ce n’est que l’avis d’un personnage, dont la qualité morale est présentée linguistiquement comme négative puisque la Fourmi n’est définie que par le fait qu’elle « n’est pas prêteuse ».

 

En outre, elle s’exprime elle-même également en négatif puisque c’est par un trait d’ironie qu’elle feint de conseiller ce qu’en fait elle désapprouve sans nuance. Il y a donc tout un jeu d’inversions complexes qui accroissent l’impression d’humour et de jeu tout en suggérant qu’il ne faut pas s’arrêter trop vite aux premières apparences : la très mesquine Fourmi, insensible aux supplications de la Cigale tout comme à ses plaintes, n’est certainement pas le porte-parole d’un noble poète de cour...

 

Il convient donc maintenant de restituer à ce texte toute sa complexité, tout son relief, en accordant de l’attention à diverses petites distorsions, comme la rupture métrique du deuxième vers, mais aussi aux ambiguïtés : tout se passe comme si  le poète voulait nous intriguer et nous dérouter pour nous conduire par surprise vers un sens plus inattendu.

 

 

Ambiguïté maximale de La Fontaine sur la Cigale dont l’expressivité sonore est exacerbée

 

Dès le premier vers, une question se pose : la forme participiale « ayant chanté / Tout l’été » peut en effet aussi bien signifier « après avoir chanté tout l’été » que « parce qu’elle a chanté tout l’été ». Dans le premier cas, le narrateur adopterait le même point de vue que la Fourmi ; dans le second, il resterait neutre ou plus proche de la Cigale. La Fontaine n’a visiblement pas souhaité trancher d’emblée. Il pourrait s’agir aussi bien d’un indice de la culpabilité de la Cigale – qui n’a rien fait d’autre et se trouve donc responsable de son indigence – que de la preuve de son altruisme, puisqu’elle chante sans ménager sa peine.

 

Pourtant, La Fontaine insiste lourdement sur le peu de crédit – au propre comme au figuré – de cet insecte chanteur dont l’acharnement ne lui rapporte rien. Or si le poète évoque précisément le mois d’août, c’est justement pour mettre l’accent sur l’aspect économique, puisque l’oût était avant tout « la récolte, la moisson des blés » (Dictionnaire de Furetière, 1690).

 

Cela permet d’ailleurs d’en déduire la mauvaise foi de la promesse de la Cigale car il est peu concevable qu’elle puisse obtenir quoi que ce soit à rendre à la Fourmi « avant l’oût », donc avant le moment des récoltes, et ce trait réaliste a sans doute frappé les lecteurs de l’époque. L’incohérence est même renforcée par l’expression qui suit immédiatement car la formule solennelle du serment, « foi de », s’applique mal… à un « animal ».

 

Mais cette mauvaise foi peut également s’interpréter comme l’expression réaliste d’un désespoir qui peut justifier toutes les tentatives de survie. La Cigale doit forcer sa nature et troquer son chant pour le cri (v. 7). Elle doit aussi se résoudre à mendier avec une extrême insistance, comme le suggère l’étonnante paronomase du vers 9 : « la priant de lui prêter », doublée d’une diérèse – « pri-ant » – aussi expressive que celle qui se trouve dans « cri-er » : ce qui aurait pu n’être qu’une maladresse de style correspond en fait à une recherche cohérente de signification rythmique et sonore. La répétition rapprochée du procédé montre bien qu'il n'est pas accidentel.

 

Un champ de blé en juillet, donc « avant l'oût » (la moisson).

 

 

Une vérité générale ambigüe… sur la Fourmi et un plaidoyer pro domo renforcé de la Cigale

 

Le quinzième vers marque un tournant dans le poème : il est alors question de la Fourmi, qui fait l’objet d’une phrase au présent de vérité générale, la seule de la fable, comme s’il s’agissait de sa morale – paradoxalement assez discrète. Mais, là encore, la signification est ambiguë et le vers suivant ne fait que renforcer cette ambiguïté : « C’est là son moindre défaut » peut avoir deux sens opposé : soit c’est son plus petit défaut parmi d’autres qui sont encore pires, soit ce n’est qu’un défaut minime qui importe peu. L’ironie finale de ce personnage pourra ainsi être comprise aussi bien comme une invitation à rire avec elle de la déconvenue de la Cigale que comme une confirmation de son manque de générosité, de qualités… humaines – n’oublions pas que La Fontaine doit participer à l’éducation morale de « Monseigneur le Dauphin ». Il pourrait même s’agir des deux significations à la fois si La Fontaine se défiait aussi bien d’un personnage que de l’autre… Nous y reviendrons.

 

Quant à la réponse de la Cigale, elle mérite encore plus d’attention. Elle reprend et développe ce qu’avait dit le vers : « Tout l’été » – qui avait été mis en avant non seulement par sa spécificité métrique mais aussi par l’allitération en /t/ et par l’assonance en /é/ renforçant encore la rime en « –té », pourtant déjà très rapprochée (« chan / tout l’é). La Fontaine semble nous dire que la clef de la fable réside dans la relation entre les deux passages. Les vers 19 et 20 résonnent en effet comme une confirmation insistante des vers 1 et 2, non seulement par le sens (le complément circonstanciel de temps « Nuit et jour » reprenant le complément « tout l’été ») mais aussi par les sonorités : on retrouve en effet l’allitération initiale (« nuit et jour à tout venant / je chantais ») et la rime en « –té »,  (« nuit et jour à tout venant / je chantais »), devenue interne, donc d’autant plus significative qu’elle n’était pas nécessaire du point de vue de la versification. L’insistance consiste aussi à suggérer l’altruisme de la Cigale, qui dispense sans contrepartie son chant « à tout venant », expression qui génère la toute dernière rime du texte.

 

Que d’efforts stylistiques pour défendre cette Cigale…

 

 

Ne s’agirait-il pas d’une « mise en abyme » ?

 

Rappelons-nous que dans la légende grecque reprise par Ésope, la cigale était déjà le symbole du chanteur insouciant, pour ne pas dire du poète. Ne faut-il pas voir, alors, dans la fable de La Fontaine, la posture plaisante d’une révérence malicieuse de l’homme de lettres au mécène ? Car contrairement à la Cigale qui représente en quelque sorte le poète public, chantant pour tous, « à tout venant », La Fontaine semble songer au meilleur des mécènes possibles – rappelons que la dédicace est presque une candidature au poste de précepteur du Dauphin – , à un Roi Soleil, qui saura forcément se montrer autrement plus généreux qu’une ridicule Fourmi égoïste, dans la mesure où le poète prend lui-même le contre-pied de l’attitude étourdie de la pauvre Cigale, en ne chantant justement pas « à tout venant » en l’occurrence. Il aurait été maladroit et pesant de l’exprimer explicitement par une morale initiale ou finale : il suffisait de préciser rapidement, au milieu du poème, que l’avarice n’est pas le moindre des défauts et, surtout, de le dire en négatif, par une situation et des personnages à l’opposé du réel.

 

Cette leçon – que le fabuliste tirait peut-être en fait de sa propre situation – valait bien à cette fable la toute première place dans le recueil. Il s’agissait de prouver, par la brillante ingéniosité poétique de l’hommage au mécène sollicité, qu’il était bel et bien digne de bénéficier des bonnes grâces d’un Roi Soleil qui était aux antipodes d’une Fourmi et qui, d’ailleurs, contrairement à elle, prenait justement la danse très au sérieux, jusqu’à en faire un instrument de pouvoir politique et le symbole du rayonnement artistique de sa cour.

 

La Fontaine semble donc défendre, avec un véritable acharnement poétique, ses valeurs aristocratiques, en se défiant d’une pratique artistique que l’on pourrait qualifier a posteriori de républicaine : destinée à tous, donc égalitaire et désintéressée, en dehors de toute relation de dépendance – la Fourmi est stigmatisée aussi bien la Cigale, du fait d’une vie sociale trop indépendante dans les deux cas – et de tout ordre cosmique, peut-être symbolisé ici par l’ordre sacré des saisons et des mois, que d’ailleurs la Révolution démantèlera en voulant passer d'une référence religieuse (catholique) à une autre (républicaine).

 

 

Pour aller plus loin : lire La Fontaine avec Patrick Dandrey

 

Un article de Patrick Dandrey, professeur émérite (ce qui, au passage, signifie qu'il est retraité mais se trouve autorisé à poursuivre des activités universitaires, comme les recherches et l'encadrement) : « Du nouveau sur La Cigale et la Fourmi ».

 

 

 

 

 

Un ouvrage qui s'impose, sous la plume de Patrick Dandrey : La Fabrique des Fables, suivi de Pour lire et comprendre (enfin ?) La Cigale et la Fourmi.

 

 


Bonus : le tout premier film d'animation russe (d'après une fable de Krylov, « La Sauterelle et la Fourmi », inspirée par « La Cigale et la Fourmi » de La Fontaine)

 

Un peu plus d'un siècle après Jean de La Fontaine – et vingt-cinq siècles après Ésope – le fabuliste russe Ivan Andreïevitch Krylov, passionné par la littérature française, a publié à son tour plusieurs recueils de Fables (le premier en 1809) qui ont, depuis, marqué toute la jeunesse russe mais aussi les artistes (par exemple Dmitri Chostakovitch, qui a mis en musique deux fables de Krylov).

 

Parmi ces fables, il y avait « la Sauterelle et la Fourmi », peut-être parce que les cigales étaient loin de Moscou ou de Saint-Pétersbourg (Krylov était passé d'une ville à l'autre) donc assez peu connues du public russe et que le cri strident des sauterelles se rapprochait un peu du bruissement typique de l'insecte méditerranéen.

 

Il faut noter que le titre de cette fable de Krylov est parfois traduit par « La Libellule et la Fourmi » : c'est parce que le mot russe pour désigner une sauterelle et une libellule était le même. Le sens du texte et le film suivant confirment qu'il s'agissait bien d'une sauterelle dans l'esprit de Krylov et non d'une libellule.

 

En 1913, le tout premier film d'animation russe (Стрекоза и муравей de Ladislas Starewitch) a justement été consacré à « La Sauterelle et la Fourmi » de Krylov. Le travail de Starevitch a été apprécié par beaucoup de réalisateurs (par exemple Tim Burton et Terry Gilliam), du fait du caractère poétique de son univers et de son inventivité, notamment dans l'usage de marionnettes pourvues d'articulations métalliques, mais aussi de la précision de ses représentations, puisqu'il avait une formation d'entomologiste.

 

 

 

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