Par C. R.
Publié le 05/08/2021
Dernière modification le 07/11/2024
L'évolution des timbres de la Poste espagnole (Franco à gauche, Juan Carlos Ier à droite) semble
suggérer une certaine continuité entre la dictature franquiste et la monarchie parlementaire.
Alors que d’autres nations européennes se développent rapidement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’Espagne est engluée par des problèmes aussi importants que variés.
En effet, contrairement à ses voisins européens, l’Espagne a mal négocié le tournant majeur de la Révolution industrielle. Ce sont surtout des capitaux étrangers qui ont exploité les richesses minières – soubassement de la puissance économique dans un XIXe siècle marqué par la propulsion à la vapeur, les machines et les constructions métalliques ce qui suppose d’énormes quantités de charbon et de minerai de fer. Il y a eu aussi un retard dans la modernisation, cantonnée à de trop rares foyers industriels, notamment Bilbao et Barcelone qui sont devenus aussi les foyers de revendications indépendantistes : dès le XIXe siècle, les Catalans et les Basques espagnols – rappelons qu’une partie de la Catalogne et une partie du Pays basque se situent du côté français – ont demandé leur indépendance, ce qui a abouti à diverses interdictions, qui ont attisé l’indépendantisme et ont encore freiné le développement économique.
Dans ce pays qui avait pourtant des atouts (pour donner un seul exemple, c’est l’ingénieur espagnol Isaac Peral qui a conçu le tout premier sous-marin autonome, à production électrique, en 1888 : le Peral), les décisions politiques ont donc été particulièrement contreproductives et chaotiques, alors que les luttes entre les partis se faisaient de plus en plus violentes, avec une succession rapide de régimes politiques, de la royauté à la république en passant par la prise de pouvoir de généraux de l’armée. D’ailleurs, l’armée a aussi été l’une des causes de la faiblesse économique du pays, avec le clergé – deux institutions qui constitueront deux solides appuis du franquisme plus tard. En effet, l’armée a multiplié les dépenses dans une Espagne exsangue – par exemple, un tiers de l’effectif des armées espagnoles a alors le statut d’officier, en dehors de toute rationalité – tandis que les l'ecclésiastiques détenaient à eux seuls un tiers des richesses du pays.
L'UE actuelle : des inégalités qui ne sont pas toujours où l'on les imagine...
La Grèce d'aujourd'hui : une situation qui ressemble à celle de la Grèce de la fin du XIXe siècle
La situation de l’Espagne à la fin du XIXe siècle présente certains points communs avec la situation beaucoup plus récente de la Grèce. Premier point : l’Église orthodoxe, qui est de loin le plus gros propriétaire terrien du pays, n'y payait en 2010 que 2,5 millions d’euros d’impôts à l’État – dont elle recevait 350 millions d’euros de subventions. Deuxième point : les dépenses de l’armée sont très importantes par rapport aux ressources économiques de l’État grec. Troisième point : en 2021, la Grèce ne dispose toujours pas d’un cadastre permettant de taxer les plus riches, Grecs ou non-Grecs – et ne plus faire peser sa dette sur les travailleurs européens dont le patrimoine médian est plus bas dans de nombreux pays pourtant réputés riches (Allemagne, Autriche, Finlande, Pays-Bas...). Selon une étude réalisée par la BCE entre 2007 et 2011, le patrimoine médian des Allemands était en effet de 51 400 euros tandis que le patrimoine médian des Grecs était de 101 900 euros et que celui des Chypriotes (étrangement présentés comme des victimes du capitalisme allemand par des partis d’extrême gauche) s'élevait à 267 000 euros, soit cinq fois plus que celui des Allemands et le plus élevé de l’UE après celui des Luxembourgeois. Il n'est jamais inutile de revenir à des données simples pour échapper à des grilles de pensées qui engluent la compréhension des faits.
Sources :
Un article du Nouvel Obs évoquant ce sujet
Dernière cause importante des difficultés de l’Espagne pour affronter le XXe siècle : un effondrement géopolitique et économique, suite à la perte d’un immense empire colonial. Alors que l’Espagne s’était appuyée pendant des siècles sur ses colonies, elle a perdu en quinze ans la plus grande partie des immenses territoires qu’elle occupait sur le continent américain, suite aux Guerres d’indépendance hispano-américaines (1810-1825). Quelques décennies plus tard, elle a dû céder Cuba, Porto Rico et les Philippines après avoir perdu la Guerre hispano-américaine face aux États-Unis. Ce que les Espagnols ont appelé Desastre del 1898 est d’ailleurs l’une des origines d’un sursaut nationaliste qui va aboutir à la dictature de Franco – qui constituera d’ailleurs un désastre bien plus durable.
L’objectif de cet article n’est pas de restituer la totalité des faits très complexes de la Guerre d’Espagne : il s’agira simplement d’abord de rappeler les faits les plus significatifs.
Pour le contexte général de la Guerre d’Espagne (1936-1939), il faut prendre en compte le caractère très récent de la république (la Seconde République espagnole), qui a remplacé le roi Alphonse XIII en 1931.
Un timbre de la Poste espagnole (vers 1922) à l'effigie d'Alphonse XIII :
le roi qui a précédé le rétablissement de la république en Espagne (en 1931).
Le premier fait avant-coureur a eu lieu en octobre 1934, quand une révolte a éclaté dans les Asturies : c’est un certain Francisco Franco qui a été chargé de diriger les opérations militaires pour ramener l’ordre ; mais juste après, il a été envoyé comme gouverneur aux îles Canaries. Le but était bien sûr de l’éloigner pour l’empêcher de faire un putsch militaire ; mais la distance n’était pas suffisante, comme nous allons le voir.
En février 1936, la gauche a remporté les élections, comme en France la même année. Dans les deux pays, le rassemblement des partis de gauche victorieux aux élections a été nommé Front populaire / Frente Popular.
Suite à cette victoire, en juillet 1936, Francisco Franco, par peur de voir s’installer le communisme en Espagne, a dirigé un soulèvement militaire en revenant des Canaries depuis le Sahara espagnol (l’actuel Sahara occidental, qui sera de nouveau colonisé plus tard par le Maroc : quand Hassan II lancera la Marche verte en 1975).
Ce soulèvement militaire a constitué le début de la guerre civile (1936-1939) qui a opposé deux clans :
- les Républicains (surtout de gauche et d’extrême gauche) incluant : communistes et socialistes (UGT), autres communistes (POUM), anarchistes (CNT), catalanistes, etc. (il faut noter qu’il y aura beaucoup de désaccords entre ces groupes, à cause de divergences idéologiques et suite à l’intervention de Staline) ;
- les Franquistes (partisans de Francisco Franco) ou nationalistes (surtout de droite et d’extrême droite) incluant : phalangistes (financés par Mussolini), carlistes, ainsi qu'une majorité des militaires et des catholiques (même si certains catholiques se sont opposés à cette forme de fascisme et notamment à l'influence d'une sorte de franc-maçonnerie catholique : l'Opus Dei que nous évoquerons plus loin).
Cependant, bien au-delà de l’Espagne, une grande partie du monde s’est mobilisée pour un camp ou pour l’autre.
Si les Républicains ont perdu la guerre, c’est sans doute parce que l’aide qu’ils ont reçue était insuffisante ou perfide, selon les cas.
Pourtant, le Front Populaire, qui venait d’arriver au pouvoir en France (Léon Blum) comme en Espagne, se sentait logiquement concerné par un putsch qui attaquait son alter ego. En réalité le nouveau gouvernement français n’a pas pu aider directement les Républicains car les élus de droite s’y sont farouchement opposés au parlement. Le chantier qui attendait Léon Blum était également immense. La France n’a donc pu apporter qu’une petite aide : du matériel militaire et un peu d'argent.
À titre personnel, André Malraux (écrivain, aventurier et militant antifasciste) est venu se battre aux côtés des Républicains. Malgré son enthousiasme et son courage, son aide a toutefois été diversement perçue : chef d’escadrille aérienne ne sachant ni piloter ni tirer et dirigeant des mercenaires, son rôle aurait été plutôt contreproductif selon certains officiers républicains (comme Ignacio Hidalgo de Cisneros).
Quant à la puissante URSS, elle n’a pas aidé les Républicains autant qu’on pouvait s’y attendre (le gouvernement anglais n’avait pas souhaité soutenir les Républicains car il les considérait – par simplification abusive – comme « des communistes ») : 2 000 hommes seulement ont été envoyés par Joseph Staline, qui a surtout vendu du matériel et des services (très cher, car un dictateur, communiste ou non, sait que son pouvoir repose sur des circuits de captation d’argent)... Il a même poussé son sens du service à autrui jusqu’à proposer de s’occuper des très importantes réserves d’or de la banque d’Espagne (qui incluait les énormes richesses qui avait été pillées en Amérique quand l’Espagne avait anéanti des empires amérindiens) : Staline a donc facturé très cher le transport et la transformation des pièces d’or en lingots à Moscou. Le devenir de cet or (appelé bizarrement « or de Moscou » en Espagne) n’est toujours pas très clair : certains pensent qu’il aurait intégralement servi à payer l’aide des Républicains par l’URSS – qui pourtant n’a pas été aussi efficace face à Franco que face à Hitler lorsque ce dernier a piétiné le Pacte germano-soviétique.
En tout cas, aujourd’hui, la réserve d’or espagnole se limite à 282 tonnes (elle était estimée à au moins 635 tonnes en 1936). Par comparaison, l’Ouzbékistan possède 364 tonnes d’or et le Kazakhstan (autre république issue de l’ancienne URSS), 396 tonnes, tandis que la Russie elle-même frôle les 2300 tonnes, sans compter bien sûr certaines possessions privées qui ne sont plus soumises à la Glasnost.
Les Franquistes ont bénéficié quant à eux d’une aide bien plus massive et concrète, qui explique en partie leur victoire.
Benito Mussolini a en effet envoyé 25 fois plus d’hommes que Staline (50 000). Il faut toutefois remarquer que le dictateur fasciste italien n’appréciait pas Francisco Franco : à part l’autoritarisme, il y avait finalement assez peu de points communs entre un fasciste athée révolutionnaire et un conservateur catholique militaire de carrière. Cette aide militaire représentait donc avant tout une affaire de prestige pour Mussolini.
Quant à Hitler (que Mussolini méprisait même si le Duce avait servi de modèle au Führer), il a envoyé 10 000 hommes pour aider les nationalistes. L’objectif, pour lui, était surtout de tester le matériel, d’où l’envoi d’avions. En effet, en avril 1937, les nationalistes espagnols ont demandé à l’Allemagne et à l’Italie de procéder au bombardement de la ville basque de Guernica. Picasso a commencé son tableau le mois suivant.
Il faut mentionner aussi le soutien apporté à Franco par de grandes firmes américaines : Ford (qui avait déjà aidé financièrement Hitler) et Texaco, qui a pris en charge l’approvisionnement du carburant pour les nationalistes.
Avec ces aides décisives venues d’Italie, d’Allemagne et des États-Unis, Franco a gagné la guerre le 1er avril 1939 – jour où se sont achevés les derniers combats à Alicante.
Le bilan de cette guerre s’élèverait à 600 000 morts (sur une population d’environ 25 millions d’habitants), suite à des combats et à des exécutions massives.
Un timbre de la poste des États-Unis consacré à Henry Ford : fondateur de la marque automobile du même nom et soutien économique important de Francisco Franco mais aussi d'Adolf Hitler (ce qui n'empêche pas certains de considérer H. Ford comme un « philanthrope », ce qui peut surprendre...).
En arrière-plan : la Ford T, premier modèle de grande série produit selon la doctrine du fordisme : organisation scientifique du travail, standardisation et augmentation des salaires en fonction de la productivité (pour écouler les voitures et éviter toute surproduction).
Le transfert de l’or espagnol à Moscou organisé par Staline rappelle que, pour toute dictature, la mise en place d’un système de captation d’argent est le nerf de la guerre. Il n’en a pas été autrement pour Francisco Franco, qui a organisé un système de corruption – éternel moyen d’assurer son confort personnel en trichant, pour les être les moins développés humainement, quelle que soit leur idéologie ou leur culture. Dans son cas, c’est par exemple en détournant les profits de la vente de 600 tonnes de café – offert en 1939 par le gouvernement brésilien pour financer des œuvres sociales – qu'il a considérablement augmenté la fortune de sa famille.
Quant aux idées de Franco elles-mêmes, si elles paraissent moins violentes que celles de Mussolini, elles ont malgré tout été à la base de la répression de toute idée démocratique et de toute contestation, d’une façon particulièrement violente. Cette dictature a été consolidée par des liens à différents niveaux : la gouvernance personnelle de Francisco Franco s’est appuyée sur divers cercles : sa famille, ses alliés, l’armée et une partie de l’Église catholique.
S’il s’est donné pour titre personnel « por la gracia de Dios, Caudillo de España y de la Cruzada » (« Caudillo d'Espagne et de la Croisade, pour la grâce de Dieu »), c’est précisément pour associer toutes ces dimensions en insistant sur l’aspect religieux. Bien sûr, le fait d’être un dirigeant de droit divin (agissant aussi bien pour Dieu que pour sa nation) est toujours une bonne assurance de maintien aux pouvoirs et de soutien des cadres religieux ; mais il s’agissait aussi de fonder la légitimité d’une prise de pouvoir illicite (les Grecs anciens auraient vu en Franco un tyrannos plutôt qu’un basileus : un usurpateur qui s’est emparé du pouvoir par la force plutôt qu’un souverain légitime). En effet, le terme caudilo renvoie aux chefs de guerre qui luttaient avec leur armée personnelle au nom du catholicisme face aux musulmans, à l'époque de la Reconquista. Ce terme suggérait donc une volonté de légitimation d’une prise du pouvoir irrégulière au nom du rétablissement d’un ordre monarchique et catholique menacé par des impies. Cela peut expliquer l’importance particulière dans le franquisme de l’Andalousie, la région où s’est achevée la Reconquista au Moyen-Âge. Cela explique aussi le choix d’autres symboles et de certaines discriminations, comme nous allons le voir.
La confirmation du système idéologique fondé sur une guerre de reconquête religieuse apparaît dans l’histoire du rôle attribué à « L’abbaye de la Sainte-Croix de la vallée de ceux qui sont tombés » (Abadía de la Santa Cruz del Valle de Los Caídos) : il s’agissait au départ d’un mausolée pour les combattants nationalistes. Ces derniers étaient considérés explicitement comme les « héros et martyrs de la Croisade », ce qui faisait de la guerre civile espagnole une guerre religieuse de reconquête. En transformant son combat politique et militaire en une croisade catholique (en faisant référence à la fois aux Croisades et à la Reconquista comme nous l'avons vu), Franco cherchait à obtenir le soutien de toutes les structures catholiques de la société espagnole, restées très puissantes dans un pays qui était en partie resté à l’écart des modernisations qui avaient transformé une grande partie de l’Europe. Ce n’est que plus tard que Franco a finalement admis les dépouilles de tous ceux qui étaient morts pendant la guerre civile, Républicains compris mais en excluant les non-catholiques (athées, juifs, etc.), en maintenant symboliquement une discrimination qui permettait de fédérer ses soutiens, notamment religieux.
Ce n’est qu’en 2019 que le corps de Franco a été retiré du mausolée de la Sainte Croix – donc que ce monument a été dépolitisé – pour être transféré dans un cimetière proche de Madrid. Il faut noter que son cercueil a été porté notamment par Louis de Bourbon, cousin éloigné du roi d’Espagne et prétendant au trône de France (ses partisans français considèrent qu'il est Louis XX), ce qui peut éclairer les liens entre Franco et la famille royale franco-espagnole (sans jeu de mots) Bourbon (Borbón en espagnol).
Un symbole de
l'Opus Dei
Une puissante et discrète organisation catholique (controversée) sans doute liée au franquisme : l'Opus Dei
Le nom du mausolée, « Abbaye de la Sainte-Croix », peut faire penser à celui d’une puissante et secrète organisation catholique très controversée (y compris dans d'autres milieux catholiques) : le nom complet de l’Opus Dei est en effet « Prélature de la Sainte Croix et Opus Dei ». Même s'il n'y a pas de lien attesté entre l'abbaye de la Sainte-Croix et l'Opus Dei, il semble malgré tout que Franco se soit bien inspiré de l’Opus Dei (parfois désignée comme « l'Œuvre ») pour élaborer sa doctrine. Il est néanmoins difficile d’établir ses liens avec le fondateur de l’Opus Dei lui-même, Josemaría Escrivá de Balaguer, présent au côté des nationalistes et canonisé en 2002 par Jean-Paul II – au grand dam des catholiques progressistes qui n’oubliaient pas que cet ami d’Augusto Pinochet avait critiqué les leurs lorsqu'ils tentaient courageusement de résister à la répression et qu'il avait même explicitement soutenu ladite répression en proclamant : « je vous affirme que ce sang est nécessaire ». En tout cas, Franco a toujours laissé des postes-clés à des membres de l’Opus Dei. Il y a eu des ministres issus de cette organisation dans tous les gouvernements de Franco : Laureano López Rodó, Carrero Blanco, Gregorio López-Bravo de Castro, Mariano Navarro Rubio, Fernando Herrero Tejedor, Alberto Ullastres Calvo et d’autres. D'ailleurs, bien plus récemment, un certain nombre de cadres du « Parti populaire » (Partido popular) et de ministres issus de ce parti (fondé par Manuel Fraga, ancien ministre franquiste, ce qui rappelle que les mots peuple et populaire sont régulièrement employés pour détourner l’attention du principal) sont venus des rangs de l’Opus Dei.
En 1969, le petit fils du dernier roi d’Espagne (Alphonse XIII), Juan Carlos de Borbón (nom complet : Juan Carlos Alfonso Víctor María de Borbón y Borbón-dos Sicilias) est désigné par Francisco Franco comme « prince d’Espagne » et futur roi pour lui succéder.
Les familles Bourbon et Franco se fréquentaient déjà depuis assez longtemps, d’après un fait divers sanglant et tragique qui les a réunies en 1956. Cette année-là, en janvier le futur roi Juan Carlos a fêté ses 18 ans (le 5 janvier 1956) et a reçu un cadeau étonnant de la part de Franco lui-même : un pistolet. Quelques semaines plus tard (le 29 mars 1956), Juan Carlos a tué accidentellement son frère cadet Alfonso avec ce même pistolet. Le dictateur ne lui a malgré tout pas tenu rigueur de cet usage imprévu de son cadeau d’anniversaire.
En effet, au début des années 1970, Franco se savait malade. Quand l’ami qu’il avait nommé président du gouvernement (Carrero Blanco, un franquiste dur, très proche de l’Opus Dei) a été victime d’un attentat de la part d’une organisation terroriste basque (l’ETA : Euskadi ta Askatasuna, slogan basque signifiant « Pays basque et liberté ») en 1973, Franco a alors décidé de rétablir la monarchie (Juan Carlos Ier a donc commencé à régner en 1974) mais pas la démocratie...
En 1975 quand Franco est mort, seuls trois chefs d’État ont assisté à ses obsèques : le prince Rainier III de Monaco, le roi Hussein de Jordanie et le dictateur chilien Augusto Pinochet.
À partir de là, un processus démocratique pouvait se mettre en place, mais très progressivement.
En juillet 1976, le roi Juan Carlos a demandé au premier ministre Carlos Arias Navarro de quitter ses fonctions et l’a remplacé par Adolfo Suarez (du Mouvement national, donc du parti franquiste) avec pour démocratiser le pays. L’idée était de de faire faire ce travail à un homme qui avait été – comme son père – un cadre du franquisme afin de faire une transition démocratique sans provoquer de réaction violente de la part des militaires franquistes. En décembre 1976 a donc eu lieu un référendum pour organiser des élections législatives, autrement dit pour revenir à la démocratie.
Le 15 juin 1977 ont alors pu avoir lieu les premières élections législatives depuis les années 1930. La victoire est revenue au nouveau parti de Suarez, l’UCD (Union du Centre démocratique), un parti qui se présentait comme étant de centre-droit mais intégrant les plus modérés des anciens franquistes.
Mais il restait à donner à l’Espagne une nouvelle constitution : un nouveau référendum a donc eu lieu en décembre 1978 pour fonder une monarchie parlementaire.
Rappelons que Montesquieu, dans L’Esprit des lois, avait expliqué qu’une démocratie supposait l’indépendance mutuelle de trois types de pouvoirs : le pouvoir législatif (consistant à voter des lois : c’est le rôle des assemblées), le pouvoir exécutif (consistant à faire exécuter ces lois et à prendre d’autres décisions, notamment en ce qui concerne la défense par exemple : c’est le rôle d’un gouvernement et d’un chef de l’État auxquels sont soumis les armées, la police, etc.) et le pouvoir judiciaire (consistant à juger donc à faire contrôler l’application de ces lois en pratique).
La nouvelle constitution démocratique espagnole répartit ces trois pouvoirs de façon assez classique pour une monarchie parlementaire (dont la version anglaise a été le premier grand exemple européen). Classiquement, le pouvoir judiciaire est dévolu aux juges et le pouvoir législatif, au parlement (Cortes Generales : ensemble de deux assemblées représentatives – système bicaméral classique là aussi). Le gouvernement détient quant à lui la plus grande partie du pouvoir exécutif, le roi bénéficiant de l’autre partie de ce pouvoir exécutif :
- il est le chef de l’État ;
- il propose un président du gouvernement (Chef du Gouvernement) après une élection législative et après avoir consulté les partis représentés au parlement (le candidat proposé est traditionnellement – mais sans obligation – le dirigeant du parti arrivé en tête aux élections) ;
- il nomme les ministres à partir des propositions du président du gouvernement ;
- il signe les lois ;
- il est le chef des armées ;
- il peut convoquer ou dissoudre le parlement ;
- il est le garant de l’unité du pays et doit arbitrer tout en gardant sa réserve (d’où la polémique récente sur la déclaration de Felipe VII à l’encontre du gouvernement régional catalan : a-t-il outrepassé ses pouvoirs ou a-t-il exercé son devoir de maintenir l’unité nationale ?).
Le seul et unique chef d'État européen ayant assisté aux obsèques de Franco : Rainier III de Monaco
(en haut à gauche sur cette carte postale de la fin des années 1960, avec sa femme Grace Kelly
et leurs enfants : Albert, actuel prince régnant, Caroline et Stéphanie).
Cependant, cette démocratie balbutiante a été violemment attaquée deux ans et deux mois après le référendum qui l’établissait. Il faut se remettre dans le contexte pour comprendre.
En janvier 1981, l’Espagne s’enlisait dans divers problèmes : économiques, institutionnels (difficulté aux Cortes Generales pour élire un premier ministre pouvant succéder à Suarez) et sécuritaires. En effet, le terrorisme s’était aggravé au Pays basque depuis la démocratisation, alors même que ce mouvement était voué au départ à lutter contre la dictature de Franco.
C’est dans ce contexte troublé que, les 23 et 24 février, des militaires nostalgiques du franquisme ont tenté un putsch militaire en entrant de force dans le Congrès des Députés (l’une des deux chambres des Cortes Generales), en tirant au plafond avec des armes automatiques et en retenant en otage les parlementaires et des ministres, le tout étant filmé par la télévision espagnole (voir la vidéo).
Si ce putsch a échoué, c’est grâce à la réaction – un peu tardive mais claire – du roi Juan Carlos qui, dans une déclaration télévisée (à 1 h du matin), en uniforme militaire, a défendu la constitution démocratique contre les militaires rebelles, qui ont longuement hésité à renoncer (le lendemain midi), ce qui s’explique par le fait que l’armée avait longtemps été l’alliée de Franco et qu’elle avait du mal à renoncer au changement. Un tournant important était donc pris ce jour-là. Quant à Juan Carlos, il a dû hésiter, également, du fait notamment de son passé d’ami de Franco. Il n’est pas interdit de supposer que la voix de sa femme, Sophie de Grèce (dont le frère Constantin II de Grèce avait été chassé du trône par la dictature des Colonels huit ans plus tôt), a pesé dans la décision de désavouer ces officiers putschistes.
Que signifie « 23-F » en Espagne et quelles sont les enjeux du contact entre un chef d'État et une foule en colère ?
« 23-F » est un numéronyme familier en Espagne pour désigner la tentative de putsch qui a commencé le 23 février 1981, mais aussi pour évoquer l'appel télévisé du roi Juan Carlos dans la nuit du 23 au 24 (à 1 h du matin donc déjà le 24 février) pour s'opposer aux putschistes et pour défendre la constitution démocratique.
Ce numéronyme a été évoqué début novembre 2024, au moment où le fils de Juan Carlos, le roi Felipe VI, a affronté courageusement la foule en colère, agressive à son égard, suite aux inondations du 29 octobre 2024 dans la province de Valence, plus précisément dans la commune de Paiporta. Plusieurs points de vue ont en effet été déployés à ce moment-là par la presse et par les commentateurs :
- l'idée d'une révolte populaire contre des responsables politiques trop longtemps inactifs (le premier ministre Pedro Sanchez, lui aussi pris à partie par la foule et même agressé, a dû être évacué rapidement) ;
- la possibilité d'une manipulation de cette foule par des activistes d'extrême droite (hypothèse défendue les jours suivants, par la Maison Royale espagnole, affirmant en détenir des preuves) ;
- la réaffirmation de la légitimité du régime espagnol, où le roi apparaît comme la pierre de voûte de la cohésion de la nation espagnole (c'est dans ce sens que le numéronyme « 23 F » est réapparu) ;
- la remarque selon laquelle un risque inconsidéré a été pris par les responsables de la sécurité, qui ont exposé en même temps le roi et le premier ministre à une foule imprévisible, avec assez peu de moyens de protection (des gardes du corps et, apparemment, un parapluie de protection rapprochée, peut-être de marque Parapactum).
Enfin, ce type de situation est intéressante sur le plan politique voire psychologique car elle détermine des trajectoires opposées les unes aux autres :
- certains hommes d'État n'hésitent pas à affronter la colère, à subir des insultes et des projections, pour passer du temps à expliquer la situation (le roi Felipe VII donc) ou leur politique (c'est peut-être le cas d'Emmanuel Macron, qui s'est confronté aux réactions hostiles de certaines foules à certains moments) ;
- d'autres hommes d'État vivent cela comme un traumatisme, jusqu'à s'enfermer dans un autoritarisme qui les conduit à éviter ce type de situations, donc à réprimer de plus en plus la presse et les oppositions et à créer des mises en scène pour donner l'impression d'un rapport positif avec la population : c'est le cas de Vladimir Poutine, qui a basculé vers l'autoritarisme quand il a été submergé par le déferlement de colère des mères des marins du Koursk (le sous-marin K-141 Koursk, englouti le 12 août 2000 dans la mer de Barents, avec son équipage de 118 personnes, malgré les propositions d'aide d'autres nations), qui ne comprenaient pas pourquoi les autorités avaient tant tardé à agir et pourquoi le nouveau président Poutine avait semblé si indifférent (le lendemain du naufrage du Koursk, il s'était exprimé en bras de chemise dans sa villa de la mer Noire, à 3500 km du lieu du drame, où il faisait un barbecue avec des amis).
Ce qui a scellé la fin du franquisme en permettant d’assurer la stabilité du nouveau régime démocratique, c’est sans doute le développement économique impressionnant qui a suivi l’adhésion (décidée en 1985 et effective en 1986) de l’Espagne à la Communauté Économique Européenne.
Il faudra toutefois attendre 2019 pour que le gouvernement espagnol demande aux municipalités de retirer les derniers symboles du franquisme (noms de rue, statue de Franco à Melilla, etc.) et que le corps de Franco soit retiré du mausolée de la Sainte Croix, qui était devenu un lieu de pèlerinage politique sous couvert de religion et d’hommage aux victimes de la guerre civile.
Un timbre de la Poste espagnole représentant le roi Juan Carlos à la tribune de l'ONU :
un symbole d'une volonté d'ouverture au monde après le franquisme.