L'esclavage a existé sur tous les continents et dans toutes les aires culturelles. Au-delà des points communs, les spécificités des diverses formes d'esclavage sont souvent étonnantes, entre rationalité cynique et accommodements non moins cyniques avec des lois morales ou religieuses.
Par C. R.
Publié le 17/05/2021
Dernière modification le 07/11/2024
Le fort de Joux (dans le département du Doubs, en France), où Napoléon Bonaparte a fait emprisonner François-Dominique Toussaint Louverture, qui avait participé à une révolte d'esclaves dans la colonie française de Saint-Domingue (actuelle Haïti) en 1791 et qui en avait obtenu ensuite l'autonomie (l'indépendance n'a été acquise qu'après sa mort).
La définition de l’esclavage et l’usage qui a été fait des esclaves sont différents dans chaque civilisation concernée. De la façon la plus générale, Le Petit Robert de la langue française définit l’esclave comme une « personne qui n’est pas de condition libre, qui est sous la puissance absolue d’un maître, soit du fait de sa naissance, soit par capture à la guerre, vente, condamnation ».
L’esclavage est apparu comme une évolution de l’usage qu’on faisait de l’ennemi capturé : au lieu de l’utiliser immédiatement en le mangeant, on a exploité sa force de travail pour augmenter son propre niveau de vie (voir l’article « esclavage » dans l’Encyclopædia Universalis). Jusqu’aux XVIIIe et XIXe siècles, l’esclavage a été la forme d’organisation du travail la plus répandue dans le monde.
Il faut toutefois distinguer deux formes d’esclavage : celles où l’esclave était considéré comme un serviteur – par exemple dans l’antiquité gréco-latine – et celles où il était considéré comme un animal, par exemple sur le continent nord-américain : après l’arrêt de l’importation d’esclaves en 1808 se sont mis en place des élevages humains, qui ont été l’occasion d’inventer l’eugénisme : une volonté d'améliorer les croisements pour bénéficier des travailleurs les plus robustes. Paradoxalement, cette conception raciste a favorisé le métissage.
Dans l’Amérique anglophone et francophone, les multiples nuances de couleurs de peau qui en ont découlé n’ont pourtant pas empêché une vision binaire des êtres humains (White vs. Colored people : Blancs vs Noirs). Nous verrons qu'aux États-Unis, il suffisait d'avoir un seul arrière-grand-parent noir pour être considéré comme « nègre », selon la loi dite « de l'unique goutte de sang » (« One-drop rule »), qui s'apparentait à l'idée d'une perte de pureté voire d'une contamination.
Dans l’aire hispanophone, chaque type de métissage a donné lieu à une appellation spécifique et à une place assignée dans la société, comme en atteste un genre pictural étonnant : les « peintures de castes » qui représentaient la société mexicaine du XVIIIe siècle en tant qu'assemblage hiérarchisé de trente-deux castes – présentées par exemple sous la forme de trente-deux cases d'un tableau mettant en scène des personnes exerçant une activité quotidienne liée à leur rang –, des plus civilisées et des plus nobles (les Blancs d’origine espagnole) aux plus sauvages (les Amérindiens non intégrés dans la société coloniale), en passant par des combinaisons méthodiques d’Européens, d’Africains et d’Amérindiens. Malgré l'injustice sociale flagrante d'un tel système de castes, il faut reconnaître qu'il se prêtait mal à l'esclavage, qui repose souvent sur une opposition binaire stricte, qui a été illustrée aux États-Unis par cette fameuse « loi de l'unique goutte de sang », ancienne clef de voûte d'une conception racialiste de la société issue d'un racisme spécifique.
Pour aller plus loin dans la compréhension des diverses formes d'esclavage, il est important de rechercher au maximum l'objectivité, loin de tout esprit partisan ou militant, quel qu’il soit, en prenant en compte le plus simplement et le plus exactement possible la réalité historique. Rappelons, entre parenthèses, que si les différences de points de vue sont toujours éclairantes, notamment pour l'histoire coloniale, la « réalité alternative » n'est quant à elle qu'une invention destinée à couvrir une escroquerie intellectuelle. Les faits établis par les historiens de métier doivent prévaloir.
Il est important de souligner que l’esclavage n’a pas été une pratique exclusive des Européens, même si ces derniers en ont alors tiré un avantage économique (par exemple avec l'industrie du sucre) et même s'ils ont développé une idéologie raciste pour pérenniser leur système esclavagiste (plutôt que l'inverse, comme le rappelle un article du dossier intitulé « Esclavage : le crime oublié », paru dans le n° 2104 du Nouvel Observateur du 3 au 9 mars 2005). Il existe bien d'autres idéologies racistes, correspondant à des civilisations et à des époques différentes, mais la version européenne a été particulièrement meurtrière et tenace.
Le monde musulman a pratiqué l’esclavage de façon largement aussi massive que l’Europe chrétienne, tout comme l’Afrique subsaharienne plutôt animiste, où la chasse et le commerce des esclaves permettaient d’alimenter les besoins de ces nations africaines sub-sahariennes aussi bien que ceux des nations européennes, nord-africaines et moyen-orientales. L’esclavage a existé en Asie aussi.
Face à une telle étendue du phénomène dans l'espace et dans le temps, les explications qui vont suivre n’ont évidemment rien d’exhaustif : il s’agit simplement d’apporter quelques éclairages sur des faits majeurs et sur des aspects beaucoup moins connus mais particulièrement étonnants et significatifs, afin de mieux connaître ces moments particulièrement durs de l’histoire de l’humanité.
L’esclavage était répandu dans l'antiquité. C'est d’ailleurs lui qui rendait possible la démocratie athénienne en libérant du temps pour les citoyens libres. Il faut toutefois préciser que cette forme d'esclavage ne reposait pas sur des considérations raciales Il s’agissait par exemple d’exploiter des prisonniers, voire des pauvres qui avaient contracté des dettes dans la période la plus archaïque. L’affranchissement restait généralement possible, contre une somme d’argent. La dimension économique de l'esclavage était donc claire et non pas dissimulée par une théorie raciste ad hoc comme ce sera le cas quelques siècles plus tard.
L'abolitionnisme s'est d'ailleurs développé dès l'antiquité. À Athènes, un mouvement anti-esclavagiste s'est mis en place immédiatement, avec un leader bien connu : Euripide, l’un des trois auteurs les plus célèbres de tragédies (après Eschyle et Sophocle). À Rome, l’esclave Spartacus a organisé une célèbre révolte, libérant et fédérant soixante-dix-mille esclaves en une véritable armée, qui est parvenue à battre l’armée romaine, avant de se faire décimer. Le film Spartacus (1960) de Stanley Kubrick rend hommage à ce champion des esclaves romains, incarné par Kirk Douglas.
Le film Spartacus : une belle mise en scène hollywoodienne, le talent de Stanley Kubrick et celui de Kirk Douglas pour un hommage au symbole de la révolte des esclaves.
Le servage féodal (au Moyen Âge en Europe de l'ouest et jusqu'en 1866 en Russie)
Le servage féodal trouve ses origines dans des pratiques de l'antiquité (en latin, « esclave » se disait servus) mais peut-être plutôt celles du clientélisme (qui consistait à régir les liens de dépendance entre personnes par un système d'obligations) que celles de l'esclavage proprement dit. En tout cas, les serfs médiévaux n'étaient pas libres de se déplacer, ni de changer de maître, puisqu'ils faisaient partie d'un fief au même titre qu'un terrain et des bâtiments.
Cette réalité sociale avait pratiquement disparu de l'Europe occidentale après le Moyen Âge. Louis XVI l'a abolie définitivement en 1779 et les autres souverains européens ont fait de même à la fin du XVIIIe siècle.
En Russie, c'est l'inverse qui s'est produit : le servage a été mis en place au moment où il commençait à disparaître à l'ouest : au XVIIe siècle (code de lois de 1649 : l'Oulojénié). De plus, son usage s'est amplifié au XVIIIe siècle, alors que l'Europe de l'ouest s'engageait peu à peu vers la prise en compte des droits de l'Homme. Le servage russe est même devenu la forme de servage la plus proche de l'esclavage proprement dit. Il a fallu attendre 1861 pour que cette pratique soit officiellement abolie (en 1866 dans les terres dépendant plus directement de l'empereur) dans une Russie qui évoquait encore par maints aspects le monde médiéval. Un tableau intitulé Vente d'une serve (huile sur toile, 1866) du peintre réaliste Nikolaï Nevrev (1830-1904) témoigne de cette pratique récente de la vente d'êtres humains dans l'Empire russe. L'écrivain russe d'origine ukrainienne Nikolaï Vassilievitch Gogol (1809-1852) avait déjà traité magistralement le sujet de la vente de serfs (en l'occurrence morts) dans son roman Les Âmes mortes, (paru en 1842 malgré un refus du Comité de censure de Moscou en 1841 – et qu'il faut lire dans la traduction d'Anne Coldefy-Faucard). Cette situation sociale archaïque (non seulement la grande misère des plus pauvres, à peine sortis de l'esclavage, mais aussi la corruption démesurée et la toute-puissance cynique d'un petit clan de profiteurs manipulateurs) est d'ailleurs sans doute un facteur important des révolutions russes (1905, 1917, etc.). Quant à la situation beaucoup plus récente de la Russie, elle est présentée en détail dans un autre article sur ce site.
À partir des premières expansions de l’aire musulmane ont été capturés à la fois :
Le califat de Bagdad a connu une grande révolte d'esclaves noirs entre 869 et 883. Elle pourrait sembler identique à la révolte de Spartacus mais il y avait un enjeu idéologique spécifique (ou un argument adapté à la situation) : cette révolte-là s'est faite au nom d’un islam plus égalitaire.
L’esclavage islamique avait plusieurs particularités :
Des corsaires venus d’Afrique du nord ont capturé des Européens jusqu’au XIXe siècle. Ils étaient considérés comme des « Turcs », autrement dit des sujets de l’Empire ottoman, même s'il ne s'agissait pas forcément de Turcs au sens propre. Les personnages de Molière en parlent parfois : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » s’interroge Géronte dans Les Fourberies de Scapin quand Scapin prétend – pour obtenir de l'argent frauduleusement – que son fils est retenu dans une galère turque qu'il serait allé visiter. C'est depuis cette réplique que le mot galère a pris un nouveau sens, pour désigner un problème difficile à surmonter.
L'esclavage s'est maintenu jusqu'au début du XXe siècle dans les colonies françaises du Maghreb. Le dernier marché aux esclaves du Maroc a été fermé en 1920, donc au début de la période du protectorat français (1912-1956).
Dans certains autres pays musulmans, l'esclavage a été aboli extrêmement tard sur le plan législatif (pas toujours dans les faits sociaux) : en 1962 en Arabie saoudite, en 1970 dans le sultanat d'Oman et en 1980 en Mauritanie. Mais nous verrons que dans ce dernier pays l'eesclavage s'est maintenu, comme en attestent les lois anti-esclavage qui se sont succédé depuis l'abolition de 1980.
L'anthropologue Malek Chebel a apporté beaucoup d'autres précisions dans son ouvrage L'esclavage en terre d'islam (paru chez divers éditeurs à partir de 2007).
On voit souvent le Moyen Âge européen comme une période barbare et si elle l'a été par certains aspects, il faut prendre en compte des avancées significatives – quoique provisoires.
En Europe, les marchés aux esclaves – hérités de l'Empire romain – ont été progressivement interdits, sous l’influence de l’Église pour disparaître en grande partie après l'an mille, sauf en Italie comme nous le verrons plus loin. Le commerce des esclaves réapparaîtra beaucoup plus tard, lors de la période coloniale et loin du sol métropolitain, pour une raison juridique...
En effet, en 1315, le roi de France Louis X le Hutin a publié un édit définitif affirmant que « selon le droit de nature, chacun doit naître franc ». Juridiquement, depuis cette date, « le sol de France affranchit l'esclave qui le touche ». Il n'y aura donc plus d'esclave sur le sol métropolitain : quand un bateau contenant des esclaves passera par la France métropolitaine – cela ne sera normalement pas le cas pour le commerce triangulaire qui sera présenté plus loin – les esclaves ne débarqueront pas.
Néanmoins, des formes anciennes d'esclavage issues de l'Empire romain ont perduré non seulement dans l'Empire byzantin, dont la société était toujours régie par le droit romain (jusqu'en 1453) mais aussi dans certaines régions d'Italie comme la Toscane : des esclaves étaient revendus après des razzias dans diverses régions (voir cet article de l'historien Robert Delort).
Le mot esclave est justement apparu à Venise comme déformation du mot Slave, quand étaient capturés et rapportés en Italie des Slaves des Balkans. Ils venaient d'une région longtemps appelée Esclavonie, correspondant à l'actuelle Slovénie. Le mot arabe saqaliba a d'ailleurs, en parallèle, la même racine (Slave) que le mot esclave.
À cette étape, même si l'esclavage pratiqué était inhumain et serait aujourd'hui considéré comme un crime contre l'humanité avec actes de barbarie, il n'avait pas encore la dimension d'une idéologie structurée, fondée sur le racisme et sur la déshumanisation, c'est-à-dire sur le déni de la qualité d'être humain pour les esclaves.
Des formes d'esclavage médiévales jusqu'au XXe siècle
Certains cas particuliers d'esclavage ont duré jusqu'au XXe siècle. La prise de conscience a été progressive et parfois très récente.
Il s'agit de l'exploitation des orphelins parisiens (les « Petits Paris ») dans le massif du Morvan, notamment dans l'institution de Vermireaux à Quarré-les-Tombes. Les enfants étaient confiés à ces institutions qui les louaient à des paysans locaux pour certains travaux pénibles. Le passage de la maltraitance à l'esclavage était fréquent. Tout s'est arrêté en 1911 quand la justice de la République française a décidé la fermeture de l'établissement, après un procès retentissant.
Le conservatisme religieux irlandais a quant à lui permis que des pratiques de maltraitance, de violence (couverte par l'institution et par la société) voire d'esclavage soient maintenues jusque dans les années 1980 dans de nombreuses institutions catholiques où la tradition avait servi de prétexte et de protection aux abus les plus incroyables. Les mères célibataires y étaient recueillies mais leur « péché » faisait qu'elles y subissaient des violences psychologiques et physiques exceptionnelles, tout comme leurs enfants, considérés non pas comme des innocents mais comme des « enfants du péché » donc mauvais par essence. Là encore, la maltraitance pouvait aller jusqu'à des formes d'esclavage avérées. Le rapport de 2600 pages établi par une commission officielle (après neuf ans d'enquête) sur le fonctionnement de 250 institutions religieuses (des années 1930 à 1990) est accablant et sinistre : la liste des sévices subis par 35 000 enfants est effrayante, sans parler des charniers de centaines de cadavres d'enfants enterrés sans sépulture, découverts récemment dans l'enceinte de certains couvents irlandais.
Comme presque toujours dans ces cas-là, tout un système se maintenait indéfiniment car il assurait à certains individus un revenu inespéré par le partage du gain de l'exploitation des plus faibles et à d'autres individus l'assouvissement de pulsions (sexuelles ou sadiques) réprimées dans ce contexte social donc sans limite quand elles se relâchaient subitement dans la clandestinité d'une institution déconnectée des régulations sociales et juridiques habituelles.
De nombreuses sources attestent ces pratiques et révèlent que certaines traditions ont pu servir de contexte favorable à l'émergence d'une barbarie et d'une perversité spécifiques sous couvert de « charité ». Vous pouvez par exemple aller consulter les articles suivants (souvent extrêmement récents car la prise de conscience donc l'étude et la médiatisation ont trop longtemps tardé) :
L’esclavage moderne a été provoqué par un désir d'exploiter efficacement les richesses du Nouveau Monde. Il est apparu pour des raisons économiques – consécutives aux grandes découvertes – et il a disparu pour des raisons économiques également.
Tout a commencé par le pèlerinage à la Mecque de Mansa Moussa, un empereur malien qui a voyagé (en 1324-1325) avec beaucoup d'or (mais il est difficile d'en connaître la quantité véritable car, aujourd'hui encore, elle est souvent grossie, à des fins politiques ou autres) et des dizaines de milliers de serviteurs et d'esclaves. Comme cette arrivée massive d'or en a fait baisser temporairement le cours, la richesse de l'Afrique subsaharienne a fortement frappé les gens de l'époque, non seulement dans le monde musulman mais aussi dans le monde chrétien. Le désir d'aller chercher de l'or en Afrique subsaharienne aura aussi des conséquences très importantes en ce qui concerne les esclaves, comme nous allons le voir.
Pour les Européens, l'Afrique subsaharienne était alors un premier nouveau monde, à la fois inconnu et désirable pour ses richesses. C'est pourquoi, le royaume du Portugal, encore pauvre mais pourvu d'excellents navigateurs, a envoyé une expédition vers le Mali pour en rapporter de l'or. En 1471, les Portugais ont atteint le golfe de Guinée. Ils ont trouvé beaucoup d'or dans l'actuel Ghana et ils y ont alors fondé une série de comptoirs coloniaux fortifiés : c'est ce qu'ils ont nommé la Côte de l'Or (Costa do Ouro). Or, les marchands africains qui vendaient de l'or aux colons portugais ont voulu être payés en esclaves, qui pourraient extraire davantage d'or et travailler dans leurs exploitations agricoles notamment. Ces esclaves étaient achetés par les Portugais à d'autres marchands africains.
Les Espagnols se sont bien sûr intéressés à leur tour à cette source de richesse très importante, en Afrique mais aussi de l'autre côté de l'océan.
Évidemment, la découverte des Amériques (1492) a bouleversé l'Europe, qui est d'ailleurs sortie du Moyen Âge suite à cela. Le pape Alexandre VI s'est empressé de s'occuper de partager ces nouveaux territoires africains et américains (avec leurs richesses et leurs habitants) entre les grandes nations chrétiennes. C'était l'objet du Traité de Tordesillas en 1494. Suite à la colonisation de ces territoires par les Espagnols, les Portugais, les Français et les Anglais, une exploitation agricole et minière de plus en plus intensive a été développée. Comme la population locale s'est vite révélée insuffisante, un commerce triangulaire a été mis en place : les navires européens apportaient des marchandises de faible valeur vers les côtes africaines pour les échanger avec des esclaves africains, qu'ils revendaient ensuite en Amérique, contre du coton et du sucre qu'ils revendaient à prix fort en Europe. Il existait déjà auparavant en Afrique de l’ouest un esclavage domestique et des rapts d’esclaves : les négriers européens et arabes se sont appuyés sur ce système en achetant les victimes des ravisseurs africains. Autrement dit, paradoxalement peut-être, la base de l'esclavagisme colonial est le développement à plus grande échelle, par les Européens, d'un système africain d'esclavagisme.
Il est important de préciser que la déportation des esclaves vers le continent américain n'a pas seulement été meurtrière : elle a privé les survivants de leur langue et de leur culture puisque les victimes de différentes ethnies étaient mélangées et pouvaient donc difficilement communiquer. La vision raciste de « Noirs » formant un groupe homogène constitue bien sûr une illusion puisqu'ils provenaient d'aires culturelles et linguistiques très diverses.
Le racisme spécifique qui s'est développé à cette occasion était nouveau. Pour justifier la pratique de l'esclavage par rapport à une morale religieuse exigeant l’amour du prochain, il a fallu considérer certains hommes comme des animaux, afin de se dédouaner à peu de frais. C’est apparemment ce que sous-entend Montesquieu dans L’Esprit des lois (Livre XV, chap. 4). Il était nécessaire de trouver très vite une solution idéologique permettant d'entretenir une industrie et un commerce particulièrement lucratifs (le développement de villes comme Bordeaux, Nantes ou La rochelle en témoigne).
Une circonstance paradoxale a accéléré la déportation des Africains : la défense des Amérindiens par Bartolomé de Las Casas. Cet évêque dominicain est l'auteur d’un essai humaniste, la Très brève relation de la destruction des Indes (1552). Son argumentaire a été repris en 1992 par Jean-Claude Carrière dans La Controverse de Valladolid (roman) (il existe une version sous forme de dialogue théâtral et un film) qui met en scène Las Casas face à son contradicteur, le théologien Juan Ginès de Sepulveda. La défense des Amérindiens par Las Casas a porté ses fruits, l'empereur Charles Quint et le pape Jules III voulant eux aussi préserver les peuples d'Amérique latine. Les Amérindiens d'Amérique du nord n'ont d'ailleurs pas bénéficié d'une telle défense : les bisons qui étaient la base de leur alimentation ont été exterminés en grande partie de façon planifiée et l'Indian Removal Act a officiellement organisé la déportation des différentes nations amérindiennes dans des « réserves ». En tout cas, le plaidoyer humaniste de Las Casas a eu une conséquence inattendue : comme il n'était plus possible de réduire en esclavage les Amérindiens, des Africains ont subi une déportation massive pendant plusieurs siècles.
Une autre circonstance, sanitaire cette fois, a ensuite accéléré cette déportation d'esclaves africains vers l'Amérique. En effet, si les Européens (portugais, espagnol, français et anglais) ont ressenti le besoin de déporter à grande échelle des esclaves africains vers leurs coloies américaines, c'est parce que la variole avait provoqué la mort d'une très grande partie des populations amérindiennes, en plus de beaucoup d'autres maladies car le système immunitaire de ces populations n'y avait jamais été confronté. La variole, qui était déjà le grand problème sanitaire du XVIIIe siècle en Europe, avait un impact encore bien plus grand parmi les esclaves, regroupés en grand nombre donc encore plus exposés à cette maladie. Leur espérance de vie était tellement limitée que la déportation d'un nombre toujours plus grand esclave était devenu vital pour l'économie coloniale. C'est donc la variole qui explique en partie l'importance du commerce triangulaire et le caractère particulièrement radical et violent de l'idéologie esclavagiste et raciste qui découlait de ces nécessités économique. L'autre lien entre l'esclavage et la variole se situe donc dans le paradoxe qui veut que c'est un esclave noir, supposé très inférieur à son maître blanc, qui a enseigné à ce dernier le seul remède alors possible : la technique de la variolisation, à l'origine de tous les vaccins.
Le Passage Pommeraye à Nantes : témoignage de la richesse d'une ville qui a bénéficié de la traite des esclaves à partir de 1707 (donc après l'interdiction de ce commerce aux marchands juifs français).
Les marchands juifs français ont-ils bénéficié du commerce triangulaire ?
Un article du dossier du Nouvel Observateur déjà cité (« Esclavage : le crime oublié », paru dans le n° 2104 du 3 au 9 mars 2005) rappelle que les marchands juifs français n'ont pratiquement pas participé à la traite des esclaves africains. Cela, pour une raison simple : Louis XIV, dans son Code noir (qui sera évoqué plus loin), avait tout simplement exclu les Juifs français de ce commerce (comme de beaucoup d'autres activités depuis « saint Louis ») dès 1685. Or, la traite des esclaves s'est développée assez tardivement : elle n'a commencé qu'en 1672 à Bordeaux et en 1707 à Nantes (capitale française de la traite négrière au XVIIIe siècle), même si elle s'était développée dès 1594 à La Rochelle.
Les Français de confession juive ont ainsi été en grande partie écartés de ce commerce, qui a surtout enrichi des familles catholiques mais aussi protestantes – assez nombreuses dans l'ouest de la France.
Certains Juifs ont malgré tout pris part à la traite négrière dans les grands ports français mais il s'agissait plutôt de commerçants portugais (bénéficiant de privilèges octroyés par Henri III de France). Néanmoins, d'après les archives de la ville de Bordeaux, il n'y a eu au XVIIIe siècle que 5 armateurs juifs contre 481 armateurs catholiques ou protestants pour pratiquer le commerce triangulaire.
La Corée cumule donc deux premières importantes dans l'histoire de l'humanité : la toute première impression d'un livre avec des caractères d'imprimerie mobiles (en 1377) et la première démarche juridique d'abolition abolition de l'esclavage : une série de lois édictées en 958 par Gwangjong, le roi de Corée. L'esclavage a été rétabli par la suite après des invasions.
Au XIIIe siècle, Soundiata Keïta a interdit l'esclavage dans l'Empire du Mali qu'il avait fondé. Il sera rétabli trois siècles plus tard, en 1591, par le pacha marocain Djouder, avant d'être de nouveau aboli en 1891, au moment de la colonisation française.
En France, l’abolitionnisme a commencé à se développer dans le cadre de la Philosophie des Lumières, mais avec des différences d'un auteur à l'autre : Bernardin de Saint-Pierre était révolté contre le caractère inhumain de cette pratique ; Voltaire et Montesquieu, par leur ironie, dénonçaient surtout la brutalité des maîtres plutôt que l’esclavage lui-même ; Diderot a été l’un des premiers à s’opposer au système esclavagiste et au colonialisme en général ; Rousseau a quant à lui montré les problèmes politiques et moraux que posait l’esclavage.
L’abolition réelle de l’esclavage a été tardive en Europe. Dans le cas de la France, nous avons vu que l'esclavage était impossible depuis le Moyen Âge sur le sol métropolitain mais le commerce des esclaves – dans le cadre du commerce triangulaire – enrichissait les plus grands ports de l'ouest de la France et les territoires coloniaux, aux Antilles par exemple, avaient une économie fondée sur l'esclavage. Cet esclavage était assez violent pour émouvoir Louis XIV – qui pourtant n'hésitait pas à envoyer des groupes de soldats, des « dragons », loger chez des familles protestantes à leurs frais et sous la menace de viols pour les forcer à se convertir au catholicisme (c'est ce que la langue française a retenu sous le nom de dragonnade). Si le Code noir édicté en mars 1685 par Louis XIV nous paraît aujourd'hui particulièrement cruel – et il l'était dans l'absolu – il a toutefois déclenché la colère des maîtres d'esclaves, signe d'une amélioration, si insuffisante fût-elle. En effet, juste avant l'édit de Fontainebleau qui a révoqué (en octobre 1685) l'édit de Nantes (mettant donc fin à la tolérance à l'égard des protestants), il s'agissait déjà d'imposer le catholicisme à tous, y compris aux Noirs. Malgré la brutalité des sévices mentionnés dans ce texte – ce qui laisse imaginer ceux que pratiquaient auparavant les maîtres furieux contre ces nouvelles règles – le roi voulait humaniser quelque peu les esclaves, d'en faire des catholiques donc des êtres humains, en partie du moins, dans un sens physique, puisque ce premier code noir envisageait diverses mutilations. Il voulait aussi préserver le capital humain car chaque esclave contribuait à enrichir le royaume...
Dans le recueil Code noirs, de l’esclavage aux abolitions (Dalloz, 2006), préfacé par Christiane Taubira, André Castaldo a reproduit tous les textes juridiques français liés à l’esclavage de 1685 à 2001. C'est en effet en mai 2001 que Christiane Taubira, alors députée de Guyane, a fait voter une loi considérant l’esclavage comme un « crime contre l’humanité ». L’esclavage avait été supprimé dans tous les territoires français en 1794, suite aux combats des abolitionnistes, comme l’abbé Grégoire, mais surtout après la révolte qui a éclaté en 1791 dans la colonie française de Saint-Domingue (actuelle Haïti) et où s'est illustré François-Dominique Toussaint, surnommé Toussaint Louverture (et « le Napoléon noir » par Chateaubriand). Ce dernier finira ses jours emprisonné au château de Joux par Napoléon Bonaparte. L'empereur s'est empressé de rétablir l'esclavage et même la traite négrière cette même année 1802, peut-être pour laver l'humiliation d'avoir vu ses troupes vaincues par celles de son homologue noir. L'esclavage sera en tout cas définitivement aboli en 1848 par Victor Schœlcher, nouvellement nommé sous-secrétaire d'Etat à la marine et aux colonies, quelques semaines après la naissance de la Deuxième République. Il écrivait des articles à ce sujet depuis 1830, signe d'une implication sincère dans son combat abolitionniste.
S'il a fallu attendre 1848 pour que la France abolisse l'esclavage, d'autres États européens l'ont fait encore plus tard : les Pays-Bas en 1860, par exemple. Quant au pape, même si de nombreux croyants réclamaient l'abolition et si Schœlcher avait écrit en 1847 « tout le monde est d'accord sur la sainteté du principe de l'abolition », le pape Pie IX écrivait en 1866 cette instruction officielle : « L'esclavage, en lui-même, est dans sa nature essentielle pas du tout contraire au droit naturel et divin, et il peut y avoir plusieurs raisons justes d'esclavage, et celles-ci se réfèrent à des théologiens approuvés (...) Il n'est pas contraire au droit naturel et divin pour un esclave, qu'il soit vendu, acheté, échangé ou donné. » Si ce pape a convoqué le concile Vatican 1, il n'est pas étonnant que son successeur Jean XXIII (béatifié par Jean-Paul II, tout comme Pie IX) ait dû convoquer le concile Vatican 2 pour effacer les égarements de son sinistre prédécesseur (qui avait institué pour lui-même le dogme de l'« infaillibilité papale » afin d'éviter tout débat et qui n'hésitait pas à envoyer sa police pour enlever des enfants juifs – le cinéaste Marco Bellocchio a fait un film de l'affaire Mortara : L'Enlèvement, sorti en 2023).
Entre temps, la traite avait été supprimée (in extremis) en mars 1815 par Napoléon, qui avait toutefois souhaité maintenir l’esclavage dans les îles de la Guadeloupe ainsi qu'à la Martinique. En réalité, il y avait une raison économique : la traite n'était plus assez rentable. Le travail forcé, lui, restait rentable et trouvait des justifications politiques et morales servant de prétexte, comme l'idée de développer le continent africain... C'est pourquoi il a fallu attendre le 11 avril 1946 (un an après l'instauration du droit de vote des femmes) pour que le travail forcé soit aboli dans tous les territoires français, à l'initiative du député Félix Houphouët-Boigny (devenu par la suite président de la Côte-d'Ivoire).
Quinze ans plus tôt, en 1931, on pouvait encore visiter un zoo humain à l’exposition coloniale de Paris en 1931 (voir le roman de Didier Daeninckx, Cannibale, publié en 1998).
De 1902 à 1906, dix mille personnes avaient ainsi été exposées à Saint-Louis, aux États-Unis, et un tiers d’entre elles n’avaient pas survécu. Ce faible taux de survie évoque en effet celui d'un zoo.
Pie IX (sur un timbre de la poste de Monaco) : le dernier pape – et le tout dernier chef d'État européen – qui s'est prononcé sans ambiguïté en faveur de l'esclavage (d'après une déclaration datée de 1866), ce qui suggère que les théocraties (voir plus loin d'autres exemples de théocraties, musulmanes cette fois) ont tendance à être plus attachées à des structures sociales archaïques que les démocraties laïques (centrées sur l'intérêt général des êtres humains du présent plutôt que sur un ordre divin figé par des textes d'un ancien passé, largement mythifié et instrumentalisé, avec des objectifs politiques et géopolitiques).
L'abolition de l'esclavage a été étrangement tardive aux États-Unis, pays dont la constitution sacralise pourtant la liberté de l'individu. L'explication est liée en partie à la différence de structure économique entre ce pays et ceux d'Europe. En effet, si dans ces derniers l'esclavage soutenait seulement l'économie des colonies, aux États-Unis, l’économie nationale elle-même était impliquée : grâce aux esclaves, les États du Sud bénéficiaient d’une main-d’œuvre agricole pratiquement gratuite.
Les quakers ont été les premiers Américains à lutter contre l’esclavage, pour des raisons religieuses. De 1774 à 1776, ils ont exclus de leur communauté d'abord tous ceux qui pratiquaient le commerce d’esclaves puis ceux qui détenaient des esclaves.
La traite a été interdite officiellement en 1807 mais des bateaux ont été interceptés jusqu’en 1861.
Quand Abraham Lincoln a été élu en 1860, c'était en tant qu’abolitionniste. La Guerre de Sécession (1861-65) a été la conséquence du désaccord d'une grande partie des Blancs du sud, qui considérait que l'abolition était une lubie des Blancs du Nord, coupés des réalités agricoles. La défaite des sudistes a permis l’abolition de l’esclavage aux États-Unis en 1865.
Il est néanmoins important de préciser que si l'esclavage a été aboli, la ségrégation a perduré au moins jusqu’aux années 1960 dans les États du sud. Les lois Jim Crow promulguées au XIXe siècle ont fortement restreint les droits des anciens esclaves et ont légalisé une discrimination durable. Voici deux exemples de ces lois très nombreuses :
Un certain nombre d'étapes ont marqué cette lutte pour les droits civiques. En 1955 a commencé la lutte non-violente du pasteur Martin Luther King (célèbre pour son discours « I Have A Dream » en 1963), avant qu'il soit assassiné. Il a notamment lancé une campagne de boycott contre une compagnie de bus, suite à l'arrestation et à l'amende infligées à Claudette Colvin, une jeune fille de quinze ans qui avait refusé de quitter un siège réservé aux Blancs selon les lois Jim Crow.
Un an plus tard, en 1956, Rosa Parks a été arrêtée pour la même raison, en Alabama également.
En 1957 le Congrès a dû voter une loi pour protéger le droit de vote des Noirs. Il a encore fallu affronter un nouvel obstacle à l'émancipation en 1963 : le gouverneur du Mississipi a refusé l’ordre de laisser s’inscrire à l’Université le premier Noir dans cet État. En 1964 des campagnes ont été menées pour obtenir l’inscription des Noirs dans les listes électorales au Mississipi et en Alabama, deux États qui sont toujours touchés par un racisme tenace. La ségrégation officielle a enfin disparu à ce moment-là : en 1964, le Civil Rights Act a abrogé les dernières lois Jim Crow.
Malgré toutes ces laborieuses avancées, l’esclavage existe encore aujourd’hui, sous des formes très diverses. Nous allons en évoquer rapidement quelques-unes, toujours tristes et parfois étonnantes, en Afrique, en Europe, en Asie et en Amérique.
Par exemple, l’insistance avec laquelle la Mauritanie légifère pour interdire l’esclavage (1981, 2007, 2015) ne peut être liée qu'à une survie de cette pratique. On pourrait imaginer que c'est le fait d'un pays en voie de développement. Pourtant, l'esclavage existe aussi dans des pays particulièrement riches.
Il prend une forme plus discrète mais bien réelle dans certains états du Golfe persique : certains employés de maison, venus notamment de pays asiatiques plus pauvres, sont dans l’impossibilité de partir, leurs papiers ayant été retenus par leurs maîtres (le terme d'employeur serait impropre dans ce cas-là).
Il faut également évoquer la sinistre pratique des razzias, dans des pays africains en guerre ou en guerre civile : il s'agit d'enlèvements massifs de populations pour les faire travailler dans une autre région. C'est le fait de gouvernements ou d'organisations para-étatiques qui se réclament de l'islam ou de formes intégristes du christianisme. Comme à des époques reculées, il s'agit d'exploiter les populations capturées en les mettant au service d'une classe dirigeante, musulmane, chrétienne ou animiste selon les cas. Ces formes d'esclavage sont donc fondées sur une discrimination religieuse évidente dont l'exemple le plus célèbre est celui de l'autoproclamé État islamique (Daech).
Le gouvernement du Soudan du Sud, à Khartoum, revendique la pratique de la traite d'esclaves en considérant qu'en guerre tout est permis, y compris l'esclavage sexuel que subissent des milliers de femmes violées par les soldats. Il faut noter une triple discrimination : les victimes sont en effet désignées par le fait qu'elles sont des femmes, noires et non musulmanes. L'État du Soudan du Sud est clairement accusé par les Nations Unies d'organiser à grande échelle ces pratiques d'esclavage sexuel raciste et religieux (voir par exemple cet article).
Le Mali est confronté à un autre type de problème trouvant sa source dans des pratiques traditionnelles (dans un contexte animiste, cette fois) d'esclavage : les violentes discriminations qui sont exercées par les castes nobles à l'encontre des castes d'esclaves. Si l'esclavage est interdit par la loi depuis 1905 dans ce pays, la discrimination des descendants d'esclaves n'y est toujours pas interdite. Ainsi, ceux qui ont commis le crime de naître dans une famille appartenant à ces castes d'esclaves sont considérés à vie comme des sous-hommes : le seul rôle acceptable pour eux est celui de serviteur et ils reçoivent des coups de machette ou de fusil s'ils souhaitent se comporter comme des êtres humains normaux. Ce problème n'est pas en voie de disparition : le phénomène s'aggrave de plus en plus rapidement au contraire. L'État malien semble ne rien faire pour endiguer cette discrimination qui donne régulièrement lieu à des actes de barbarie, d'après des experts de l'ONU. Le colonel Assimi Goïta qui dirige le pays n'a toujours pas déclaré que les Maliens ont tous les mêmes droits. C'est pourquoi ceux qu'on appelle pudiquement les « esclaves par ascendance » sont traités de plus en plus violemment par des villageois qui se considèrent comme leurs « maîtres » et qui estiment agir au nom du bien en donnant des coups de machettes à ces personnes dès qu'elles revendiquent la même liberté que les autres.
Au Maroc, le magazine Tel Quel et des associations locales dénoncent la situation des « petites bonnes » : de très jeunes filles voire des fillettes que des familles aisées vont recruter à la campagne pour les installer chez eux, où elles travaillant souvent sans protection sociale et où elles sont vulnérables face à d’éventuels mauvais traitements et à diverses formes d'exploitation. Les lois votées ne changent pas vraiment la situation, que dénonce même la sœur du roi, Lalla Meryem du Maroc. Certaines associations vont plus loin dans la dénonciation en expliquent que ces lois très ciblées ne peuvent rien changer à cette situation car elle est la conséquence indirecte du cadre juridique général sur les familles de ces « petites bonnes » (problème du droit des femmes, système inégalitaire de l'héritage, etc.). On pourrait ajouter que l'État marocain semble avoir la capacité de résoudre ce problème puisqu'il dispose dans chaque quartier d'un maillage particulièrement serré d'informateurs de la police. S'il est possible de convoquer au commissariat deux personnes qui ont simplement nommé à voix basse la famille royale ou le territoire du Sahara occidental, il devrait être possible également d'identifier les employeurs des fillettes qui, tous les matins, partent faire les courses depuis certaines luxueuses villas. En réalité, le facteur aggravant du problème est la corruption, illustrée avec talent par un roman de Tahar Ben Jelloun, L'homme rompu.
Un timbre de la Poste marocaine consacré aux droits de l'enfant en 1994, à côté d'un autre timbre où figurait le roi à la même époque. Il semble que celui-ci, malgré son omnipotence (il était à la fois le chef de l'État, du gouvernement et des musulmans de son pays), ne se soit guère préoccupé du sort des « petites bonnes » : les jeunes filles (voire parfois les fillettes) que les riches familles des villes allaient (vont peut-être encore) chercher dans les villages berbères. Cependant, sa fille, la princesse Lalla Meryem, a eu plus de courage que son père pour dénoncer cette forme d'exploitation, parfois très proche de l'esclavage.
En Europe, diverses formes d’esclavage moderne subsistent, liées notamment aux réseaux de proxénétisme et au travail plus ou moins forcé lié à la situation des « sans-papiers » qui se font parfois exploiter et maltraiter par des filières clandestines dans des secteurs ciblés comme la confection et la restauration. Là encore, la situation étonne : quand des droits sociaux (SMIC, médecine du travail, tribunal des Prud'Hommes, etc.) ont élevé le niveau de protection sociale depuis plusieurs décennies, la faiblesse de la lutte contre le travail non déclaré – dont une très grande partie de la population s'accommode plutôt bien et n'accepterait sans doute pas une pénalisation effective forte – rend possible des maltraitances sociales indignes (qui suscitent pourtant moins de révoltes publiques que l'augmentation de quelques centimes du prix d'un carburant). Dans ce cas-là, la traite de ces esclaves modernes est assurée par les passeurs, qui piègent les candidats à l'exil en leur vendant à prix d'or une traversée pour les enfermer dans des bateaux qui n'ont parfois même pas assez de carburant pour atteindre les côtes européennes (malgré l'importance des sommes récoltées par les réseaux de passeurs : ils peuvent empocher des centaines de milliers d'euros pour une traversée).
En Asie, le travail des enfants relève clairement d'une forme d'esclavage dans certains pays. C'est le cas aussi – comme sur tous les continents hélas – pour l’exploitation des enfants-soldats (sous l’emprise de drogues fortes qui conduisent à une dépendance physiologique et psychique, en incluant l'alcool à haute doses dans les diverses armées russes). Il est inutile de préciser que c'est la cupidité (au niveau local ou multinational), le désir pathologique de pouvoir des dirigeants, la corruption et bien d'autres problèmes systémiques qui sont en cause, là encore.
Haïti a l'exclusivité de la forme la plus étrange d'esclavage : la zombification. La culture populaire a abondamment exploité le thème des zombies (avec un e) dans différents univers fictionnels ; pourtant, les zombis (sans e) constituent bien une réalité médicale et sociale, encore plus effrayante que la version fictionnelle. Cette mise à mort psychologique et sociale a été étudiée notamment par l'anthropologue et médecin légiste Philippe Charlier, qui a fait l'objet de plusieurs interviews lors de la publication de son livre Zombis : enquête sur les morts-vivants. Ce chercheur (maître de conférences des universités) a mené une enquête et une étude sur place, en Haïti, où il a découvert diverses formes de zombification, dont une consistant à intoxiquer une personne puis à l'enterrer vivant pendant un certain nombre d'heures, afin de l'exploiter ensuite comme esclave, une fois que le traumatisme et les dégâts causés sur le cerveau ont privé la personne de toute résistance psychologique.
Pour en revenir aux formes les plus connues de l’esclavage, il faut remarquer que la libération des esclaves n'a pas suffi. Au moins dans un premier temps, ils ne disposaient pas d'un minimum de moyens de production et d’éducation pour compenser l’absence d’héritage, sans parler du problème d’image de soi qui ne peut évidemment pas se reconstruire en une ou deux générations : un individu peut difficilement se construire une identité positive, s’enraciner dans une famille et dans une nation, quand son arrière-grand-père avait un statut d’animal de la ferme.
C’est peut-être la signification profonde des musiques afro-américaines, du blues au rap en passant par le jazz et le gospel, comme l’explique l’écrivain afro-américain John Edgar Wideman : « dans le monde nouveau où les Africains ont été transportés pour travailler, mourir et disparaître, nous avons eu besoin de voix libérées des chaînes pour reformuler notre destin, de voix qui résistaient aux pièges d’un langage imposé. Nous avons développé un talent tout particulier pour dénicher ces voix dans les recoins les plus étranges, les plus obscurs, les plus imprévisibles. » (« Introduction au témoignage de Mumia Abu-Jamal », En direct du couloir de la mort, Paris, La Découverte / Poche, coll. « Essais », 1999, p. 26).
Le préjudice de l’esclavage se situe à différents niveaux en termes d’héritage. La réparation est longue et doit s'étaler sur un certain nombre de générations :
Vous pouvez notamment consulter :