Comme pour inciter ceux qui le souhaitent à commencer à écrire un roman ou tout autre récit de fiction, Umberto Eco a parfois livré au public ses petits secrets d'écrivain pour vaincre le vertige de la page blanche... Plus récemment, Henri Lœvenbruck nous confie quelques conseils puisés dans son expérience d'écriture de romans captivants. En voici la substantifique moelle...
Par C. R.
Publié le 20/04/2021
Dernière modification le 08/11/2024
En dehors de ses romans (Le Nom de la rose, Le Pendule de Foucault, L'Île du jour d'avant, Baudolino, Le Cimetière de Prague... que vous pouvez trouver aussi en édition de poche plus loin dans cette page) – mais aussi de ses monumentaux ouvrages de théorie littéraire ou de sémiotique (L'Œuvre ouverte, Lector in Fabula, Les limites de l'interprétation, La Structure absente...), qui restent difficiles d'accès mais très stimulants intellectuellement – , le plus célèbre professeur de l'université de Bologne a aussi écrit quelques textes pour nous aider à réfléchir sur le cheminement de l'artisan-écrivain. Il a voulu aborder, de façon simple mais intelligente et stimulante, les premiers problèmes techniques de l'écriture d'un récit.
Deux ouvrages sont à recommander dans cette perspective. : l'Apostille au Nom de la rose et De la littérature. Le premier est particulièrement plaisant et accessible. Je le dévoilerai le moins possible. Le second est plus complet et plus long. J'en révélerai un peu plus le contenu. Vous pourrez peut-être y trouver des idées qui pourraient changer votre façon de concevoir l'écriture d'une fiction.
Dans Apostille au nom de la rose, petit livre (91 pages) paru en 1983 en Italie puis publié en France en 1985 (chez Grasset puis au Livre de poche), Umberto Eco raconte avec humour mais aussi avec profondeur « pourquoi et comment il a écrit » son premier roman Le Nom de la rose, alors qu'il était déjà un universitaire célèbre depuis des décennies. Même si vous n'avez pas lu le roman, vous prendrez du plaisir à découvrir le cheminement de l'écrivain, du choix du titre à celui du genre : un polar médiéval post-moderne bourré de références culturelles, de Sherlock Holmes à la sémiotique, en passant bien sûr par les querelles métaphysiques du Moyen-Âge – ce qui était une façon de signer le premier roman de celui qui était jusque là connu comme un spécialiste de Thomas d'Aquin, un théoricien de la narration et de la sémiotique et un auteur de textes journalistiques – humoristiques – sur le monde contemporain.
D'ailleurs, le nom du personnage principal, Guillaume de Baskerville, symbolise aussi le cheminement d'Umberto Eco : son moine enquêteur – ancien inquisiteur – doit en effet son nom à une œuvre d'Arthur Conan Doyle (Le Chien des Baskerville, qui met en scène un Sherlock Holmes révélant que les apparences surnaturelles cachent en réalité des bassesses humaines, comme peut-être dans l'abbaye médiévale...) et son prénom, au savant médiéval Guillaume d'Ockham (d'une telle importance qu'il faudra revenir sur lui dans un autre article) dont les théories nominalistes (opposées à l'essentialisme) ont inspiré le titre du roman.
Plus étonnant et tout aussi intelligent : à la façon d'un peintre flamand qui se cache avec son chevalet dans un miroir ou d'un Alfred Hitchcock apparaissant furtivement comme figurant dans ses films, le grand professeur de Bologne Umberto Eco n'a pas hésité à apparaître malicieusement dans son roman... Quand, en pleine nuit, Guillaume de Baskerville explore la bibliothèque secrète de l'abbaye en compagnie de son jeune secrétaire à la recherche d'indices sur les meurtres en série (et d'un livre perdu d'Aristote qui aurait pu changer le monde), il est tout à coup frappé de stupeur devant un livre d'une valeur inestimable et très recherché qu'il découvre sous la poussière : un ouvrage écrit par un certain Umbertus de Bologne...
De la littérature, paru en 2002 en Italie puis publié en France en 2003 (chez Grasset puis au Livre de poche également) est plus long et plus diversifié, puisqu'il évoque aussi des auteurs autres que lui. Il est donc moins facile d'accès mais c'est une mine de connaissances et de réflexions sur la littérature et sur l'écriture. Il peut se lire par fragments : c'est en fait un assemblage d'essais ou d'articles divers, sur de grands auteurs et sur des questions générales portant sur la littérature. Dans la perspective qui nous occupe ici, lisez en particulier le premier chapitre et le dernier.
Dans le chapitre « Sur quelques fonctions de la littérature », Umberto Eco s’interroge sur l’utilité profonde de la fiction dans la construction de soi, du point de vue du lecteur.
Le chapitre « Comment j’écris » adopte plutôt le point de vue de l’auteur : il raconte et explique en particulier l’aventure de l’écriture des premiers romans d’Eco, en plusieurs étapes-clés...
Dans la sous-partie « D’où part-on ? », Eco s’interroge sur la toute première idée qui pousse à écrire. Alors que d’autres commencent par rédiger deux premières lignes avant de se laisser porter par leur plume ou par leur clavier, chez lui, c’est une simple image obsessionnelle ou saugrenue qui avait généré tout le roman : il rappelle que le Nom de la rose était né d’une fixation sur une étrange scène imaginaire : « l’image de l’assassinat d’un moine dans une bibliothèque »...
Dans la sous-partie « Avant tout, construire un monde », Eco raconte comment il était resté un an sans écrire une ligne du Nom de la rose : il avait simplement dessiné des plans de l’abbaye car il avait besoin d’imaginer l’univers qu’il créait mais aussi de prévoir la durée nécessaire pour aller de tel lieu à tel autre, afin de définir la durée des dialogues. Il avait également fait le portrait de chacun des moines pour se sentir ensuite capable de faire parler chacun d’eux à sa façon.
Dans la sous-partie « Du monde au style », Eco explique que la façon d’écrire – à partir des « modes de penser et de voir » – s’impose à partir de l’univers imaginaire créé ou recréé :
« Une fois le monde dessiné, les mots suivent et seront (si tout va bien) ceux que ce monde, avec les faits qui y adviennent, requiert. C’est pourquoi, dans Le Nom de la rose, le style est celui – toujours homogène – du chroniqueur médiéval, précis, fidèle, naïf et étonné, plat si nécessaire (…) »
Dans la sous-partie « Les contraintes, et le temps », Eco évoque les contraintes techniques qui peuvent s’ajouter à la mise en place chronologique de l’intrigue. Par exemple, dans Le Pendule de Foucault, il fallait que les personnages aient vécu les événements de 1968 mais qu’ils puissent plus tard taper un dossier sur un ordinateur, ce qui interdisait d’imaginer une fin avant 1983 ou 1984. Cela imposait également quelques péripéties supplémentaires pour remplir l’intervalle de quinze ans ainsi généré.
Écrire, pour Umberto Eco, c’est « vivre six, sept, huit ans (si possible à l’infini) dans un monde que vous êtes en train de construire peu à peu, et qui devient vôtre. »
Si vous suivez son conseil, quand vous aurez terminé, restez aussi rationnel et méthodique que son héros Guillaume de Baskerville : protégez votre manuscrit (en vous adressant à la SGDL pour son service de protection des œuvres) avant de contacter des éditeurs. La persévérance s'imposera car même les plus grands ont souvent essuyé des refus avant de voir leurs textes publiés...
Il faut mentionner aussi la superbe adaptation filmique du Nom de la rose par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery dans le rôle de Guillaume de Baskerville. Le réalisateur français a ainsi magistralement poursuivi la démarche malicieuse de l'écrivain italien : le personnage principal, subtil savant médiéval (comme Guillaume d'Ockham) et maniaque enquêteur rationaliste (comme Sherlock Holmes dans Le Chien des Baskerville), devenait aussi une sorte d'agent secret charismatique confronté à une puissane organisation nuisible (comme James Bond).
Le nom de Sean Connery devant une cabine de plage des Planches de Deauville.
Henri Lœvenbruck est assurément un excellent écrivain, capable aussi bien de nous transmettre des connaissances historiques (sur des pans peu connus voire occultes de l'histoire) à travers des aventures captivantes qui parlent à nos âmes d'adolescents (comme L'Apothicaire) que de créer des personnages attachants, qu'on aimerait d'ailleurs voir renaître (comme Ari Mackenzie, un analyste talentueux mais ingérable des renseignements généraux, qui est le héros (déglingué mais attachant) d'un cycle de polars ésotériques : Le Rasoir d'Ockham, Les Cathédrales du vide, Le Mystère Fulcanelli).
Henri Lœvenbruck est en effet prodigue de ses conseils d'écriture et c'est une mine : il aborde (avec simplicité et beaucoup de modestie) la plupart des questions pratiques et concrètes que peut se poser un nouvel écrivain (qu'il n'aime pas considérer comme un débutant) : le choix du temps des verbes, le bon rythme de l'écriture, la recherche des idées ou encore la réalisation d'une « bible » (regroupant toutes les fiches nécessaires) en allant écumer des bibliothèques ou en posant des questions à des professionnels (un policier, un médecin, un historien...).
Je vous conseille donc vivement de vous rendre sur une page de son site intitulée : « Réussir son premier roman ».
En attendant de vous mettre à écrire, vous pouvez aussi lire l'un de ses derniers romans, Les Disparus de Blackmore, qui raconte une enquête à deux voix : une Française experte en criminologie et un Anglais qui se présente comme « détective de l'étrange » doivent aller sur une des îles anglo-normandes dans les années 1920 pour tenter d'éclaircir une sombre affaire de meurtres et de disparitions inexplicables sur fond de cultes anciens et de ténébreuses particularités insulaires...